PEUT-ON REGARDER EN FACE L’HOMME QUE L’ON TUE ?

Pourquoi dans les rites de violence le visage de l’homme est-il souvent masqué ? Le visage humain serait-il le lieu où la violence se révèle à elle-même ? N’est-il pas comme le montre Lévinas dans toute son œuvre « à la naissance de l’Éthique”?

Mais d’abord qu’est-ce qu’un visage ?
Que m’arrive-t-il lorsque je ne le considère pas comme la totalité des éléments qui le compose – un nez-une bouche, des oreilles ? C’est-à-dire lorsque « je ne dévisage pas le visage » – et que pourtant je cherche à le connaître et que je me perçois connu de lui. Devant ce visage familier, ne suis-je pas devant l’inconnu ? Ce que je connais de lui n’est-ce pas une caricature dessinée par les limites de mon regard. Ce visage n’est-il pas en lui-même inconnaissable ?

“Le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs. Dans son épiphanie, dans l’expression, le sensible, encore saisissable, se mue en résistance totale à la prise. Cette mutation ne se peut que par l’ouverture d’une dimension nouvelle. En effet, la résistance à la prise ne se produit pas comme une résistance insurmontable comme dureté du rocher contre lequel l’effort de la main se brise, comme éloignement d’une étoile dans l’immensité de l’espace.
L’expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir. Le visage, encore chose parmi les choses, perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire concrètement : le visage me parle et par là m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fût-il jouissance ou connaissance,
Lévinas, totalité et infini

Le visage se refuse à la possession, au pouvoir, à la prise.
C’est dire que ce n’est pas une chose. Ce n’est pas seulement un élément de l’Univers que je peux analyser, disséquer. Il y a en lui quelque chose, « qui me regarde », qui m’interroge, me défie.
Ce quelque chose fait justement de l’homme une non-chose (no thing) un quelqu’un.
Selon Lévinas, cela veut dire que l’homme échappe aux catégories de l’ « il y a » – de l’Être Neutre – anonyme, ou encore disait Buber, l’homme n’est pas un « cela » mais un « toi », un Tu, et il cite cette expérience que nous pouvons faire lorsqu’un chien nous regarde : il en faudrait peu quelquefois pour que sa tête ne devienne un visage. Lorsqu’il me regarde avec cette étrange humidité dans le regard, lorsqu’on dit « il ne lui manque plus que la parole; il pourrait me dire Tu ».
Si le visage résiste à ma volonté de pouvoir, à mon désir de posséder (par les sens ou par l’intelligence) ce n’est pas en raison de sa force, de son éloignement.
Il y a là une dimension nouvelle, qui ne conteste pas une puissance dans l’espace et dans le temps.
Il y a un « plus », qui n’est pas de l’ordre de l’espace et du temps. Le visage devient alors une épiphanie, une manifestation du Transcendant de ce qui est au-delà de moi, et que je ne peux saisir :

– contenir,
– ni par la jouissance,
– ni par la connaissance
JOUISSANCE (qui est une possession sensible).
CONNAISSANCE (qui est une possession intellectuelle).

Dans « jouissance » et « connaissance », il y a : « faire de l’autre un élément de soi » mais ce qui est possédé dans la jouissance, et la connaissance, ce n’est pas l’autre en tant que tel, c’est l’autre en tant que je le réduis à ce dont je peux jouir, à mes sens ou à ce que je peux penser ou imaginer de lui mais dans son altérité, il est toujours au-delà.
— Le visage de l’autre pour Lévinas est révélation de la transcendance;
— c’est ainsi que « Dieu vient à l’idée »…
Cet Inaccessible dans le proche. Ce que je ne peux saisir dans ce visage, ce point auquel on n’arrive jamais, là où se rencontrent les regards…,est-ce cela qu’on appelle Dieu?
Mais pourquoi parler de Dieu. Ne pourrions-nous pas parler de la Nature avec un grand N ?
Mais justement la différence qu’il y a entre Dieu et la nature n’est-ce pas la différence qu’il y a entre le bleu du ciel et le bleu d’un regard ?
Le visage d’un enfant qui meurt n’est pas le visage d’un nuage qui se défait, le visage humain s’inscrit dans le Cosmos et dans l’histoire, comme signe ou écharde d’un au-delà-qui n’est pas un ailleurs mais la présence d’un autre. Cette présence… Chaque visage en est une épiphanie unique, inéluctable. Chaque visage est irremplaçable. Et c’est de cela que naît la tragédie ou l’esprit tragique. « Les hommes sont tous les mêmes, de la même nature et pourtant il n’y a pas d’autre toi que toi. » Cette métaphysique de l’altérité, qui est le propre de la tradition judéo-chrétienne et que redécouvre par l’exploration phénoménologique E. Lévinas tranche étrangement sur d’autres métaphysiques où le visage de l’autre est interchangeable comme un masque, selon les rôles que la vie décide de jouer à travers lui. Visage-illusion qui doit se dissoudre dans une lumière que chaque forme trahit. L’autre est alors conçu comme une impureté dans la pureté de l’être, « un sans second ». Le visage dans ce type de métaphysique ne révèle rien, au contraire il masque. Je pense à certains textes de Sankara (Viveka-cuda mani), « O toi que l’ignorance égare, cesse de t’identifier. Avec cet amalgame de choses immondes : cette peau, cette graisse, cette chair et ces os ! Identifie-toi plutôt avec le Soi Universel. Tu connaîtras la Paix que rien ne peut troubler”.
Le visage de l’autre trouble, inquiète, questionne, répondrait Lévinas, ll empêche l’homme de se fermer sur soi. ll en fait un appelé — « un être pour l’autre ».
Cette inquiétude, ce désir — éveillé par la présence de l’autre — est aussi considéré par Levinas comme un appel même du tout autre à sortir de soi, à ne plus se satisfaire d’une illusoire quiétude. Le visage n’est pas fermeture sur soi — bastide à défendre, mais ouverture, demeure pour l’autre, accueil de sa présence.
Mais encore faut-il éprouver la réalité de ce Toi — qui me parle — et encore faut-il éprouver la réalité du visage de l’autre — et si ce n’était qu’un songe nous dit encore Sankara ?
« Les idées illusoires telles que « toi”, « moi » et « lui » ne se forment que par suite des imperfections de la buddhi. Mais lorsque le paramâtam, l’Absolu : l’un sans second, s’est révélé au cours du Samadhi, des imaginations de ce genre ne peuvent plus prendre corps (être envisagées, prendre visage) en Celui qui a réalisé la vérité de Brahman. »
C’est vrai que l’autre est perçu selon mon niveau de conscience — selon l’ouverture et la transparence de mon esprit — et la représentation que j’ai de lui peut varier selon les fluctuations de mon mental.
L’autre est toujours tout autre que je le perçois — et avec cela Levinas serait d’accord — mais que l’autre soit tout autre que je le perçois cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, et certains textes hindous peuvent prêter à confusion à ce sujet :
« Puisque rien d’autre que moi n’existe, de quoi aurais-je peur? C’est uniquement par ce moyen qu’on domine la peur, qui a-t-il donc à craindre ? La peur ne s’élève que là où on voit un autre que soi. » (brhadaramyakôpanisad I.IV-2)
« La peur ne s’élève… »
L’amour aussi ne s’élève que là où l’on voit un autre que soi…
L’amour comme la peur est-ce une illusion, une maladie de l’esprit ?
Nous sommes donc en présence de deux métaphysiques dont il importe de voir les conséquences anthropologiques et éthiques.
La tradition métaphysique dont s’inspire Levinas affirme à travers l’épiphanie du visage la réalité de l’autre. La tradition métaphysique de Sankara (de Hegel aussi, à certains points de vue) ne voit dans le visage qu’un moment transitoire du mouvement cosmique ou historique.
Le visage de l’homme est un mirage qui s’évanouit dès qu’on s’en approche.

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