Colloque du CIRET

10 décembre 2007

Qui est Je Suis ?

Où est Je Suis ?

Poser la question :

« Qui est Je Suis ? », ou plus exactement « où est Je Suis ? » pour parler de façon plus topologique, suppose un « écart », certains diront une « faille », entre « ce que je suis » et « Je Suis » que j’écris avec une majuscule… une faille, un écart entre le lieu ou la conscience dans laquelle je me trouve maintenant et le lieu, la conscience dans laquelle est supposé être, mon « Je Suis » véritable.
La question, ne se pose pas pour celui « qui est ce qu’il est », « pour celui qui est là où il est » totalement, intensément, il est ce qu’il est, simplement, il ne se prend même pas pour la réponse à sa question. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu de question…
Ainsi poser la question suppose, une faille, un écart…
Que faire de cette faille, de cet écart ? Certains en feront une fiction, ou une illusion ou plus précisément une ignorance – l’ignorance de Soi ou du Soi (avidya en sanscrit), d’autres en feront, une faute, un péché (hamartia – une erreur de visée) et sans doute une culpabilité, la culpabilité originelle de ne pas être Soi, de ne pas être « Je suis », de n’être que : « ce que je suis »…
Est-ce vraiment une faute, ou une chute, que de ne pas être, l’Être ?
Pour nous cette faille ou cet écart ressenti, entre « ce que je suis » et « Je Suis », entre « ce qui est » et « l’Être qui est » ne sera considéré ni comme une faute ou un péché, ni comme une illusion, une erreur ou une fausse croyance, mais simplement comme une « occasion », un “Kairos” diraient les grecs, d’explorer « l’entre deux ».
Ce qui est « entre » ce que je suis, là, aujourd’hui et « Je suis, là, toujours. »
Cet « entre deux » c’est l’espace même de notre aventure, de notre quête ; de notre question de topographe : « où est Je Suis » ? N’est-ce pas aussi l’espace ou voyage et se meut la transdisciplinarité ?
Le topographe selon le Petit Robert est « celui qui décrit les pays étrangers ».
« Ce que je suis » ne m’est pas étranger ; c’est l’évidence dans laquelle je me trouve là, maintenant.
« Je Suis » ne m’est pas non plus étranger, c’est l’évidence dans laquelle je me trouverai au moment de la mort de « ce que suis ». L’évidence dans laquelle je me trouve si je cesse de m’identifier à « ce que je suis » là maintenant.
Entre ces deux évidences (qui n’en sont qu’une évidemment !) il y a les pays étranges ou étrangers qu’on appellera dans la langue qui est la nôtre, (mais qu’il ne faudra pas oublier de traduire dans d’autres “langages”), « niveaux de réalités » ou « niveaux de conscience ».
La description de ces niveaux de réalité ou de ces « états multiples de l’Être » peut être rigoureuse, son objet demeure incertain ; incertain dans le sens d’Heisenberg et de son principe d’incertitude : c’est-à-dire, affecté par sa description même et plus encore par les limites des instruments scientifiques ou simplement humains qu’utilise l’observateur.
Un essai de topographie de l’inconscient ou du conscient ne pourra être que la description par excellence de ce qui demeure étrange et étranger, description exacte et rigoureuse de ce qui nous échappe sans cesse.
Etudier le fonctionnement d’un cerveau est quelque chose de possible ; étudier celui qui étudie le fonctionnement du cerveau est tâche plus difficile… pourtant, le solipsisme est incontournable : « il n’y a pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même. » Tout ce qu’il connaît c’est au-dedans, ou à travers lui même… À quoi bon connaître les mille et une choses si nous ne connaissons pas celui qui connaît les mille et une choses, et qui, d’une certaine façon les « construit » ou les « déconstruit », selon les humeurs et les modes de son époque…
D’où la question ou plus encore la « quête » du Sujet – ce n’est pas un moment de l’histoire de la philosophie, c’est la philosophie même :
Qui est « Je suis » ?, qui pense être « Je suis » ?
Un livre récent d’Alain de Libera « Archéologie du Sujet » pourrait être une bonne introduction à notre propos « comment le sujet pensant – ou, si l’on préfère, l’homme en tant que sujet et agent de la pensée – est-il entré en philosophie ? Et pourquoi ? Le « sujet » n’est pas une création moderne. Ce n’est pas davantage un concept psychologique. Moins encore l’invention de Descartes. C’est le produit d’une série de déplacements, de transformations et de refontes d’un réseau de notions (sujet, agent, auteur, acte, action, passion, suppôt, hypostase, individu, conscience, personne, « je », moi, Self, égoïté), de principes (attribution, imputation, appropriation) et de schèmes théoriques mis en place dans l’Antiquité tardive (Plotin, Porphyre, Augustin), élaboré au Moyen Âge (Bonaventure, Thomas d’Aquin), puis mis en crise à l’âge classique par l’invention de la « conscience » (Locke). Une histoire de la subjectivité ne peut donc être qu’une archéologie du sujet, travaillant la « longue durée » philosophique – du rejet du « sujet » mental chez Augustin à la redécouverte de l’inexistence intentionnelle chez Brentano, en passant par l’invention du « moi » comme sujet d’action et de pensée chez Leibniz : une histoire de la philosophie du sujet entendue comme histoire du sujet de la philosophie, une « archéologie du savoir » pensée dans l’horizon de « l’histoire de l’Être ». Placé sous le double patronage de Heidegger et de Foucault, ce premier volume expose une méthode, introduit les concepts (périchorèse, immanence psychique, intentionnalité), présente les schèmes (sujet, suppôt, hypostase, personne ; attribution, action, inhérence, dénomination) et forge les outils historiques (attributivisme, subjectivité) nécessaires pour construire un premier parcours philosophique et théologique dans les quatre domaines où s’articule la figure inaugurale de l’histoire de la subjectivité : Qui pense ? Quel est le sujet de la pensée ? Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que l’homme ? »
De telles questions demandent plus qu’une approche philosophique, surtout plus que l’approche de la philosophie occidentale que nous propose Alain de Libera, on ne peut pas faire aujourd’hui l’économie des philosophies orientales qui, à ces mêmes questions offrent des réponses souvent différentes.
L’approche archéologique du sujet ne peut pas faire l’économie de ces pensées antécédentes aux savoirs européens (pour ne pas dire grecs) auxquels se réfère l’auteur.
Ces questions ne s’adressent pas seulement aux philosophes qu’ils soient d’Orient ou d’Occident, mais aussi aux scientifiques, aux psychologues et aux poètes, la littérature en général et les romans en particulier auraient beaucoup à dire (ce qu’ils ont fait d’ailleurs) sur les différentes façons dont s’exprime « le Sujet ».
L’approche de « Je Suis » ne peut être que transdisciplinaire : sciences exactes, sciences humaines, sciences philosophiques ou théologiques, l’art et la mystique… tous ont des réponses rigoureuses et exactes sur ce « Sujet » toujours incertain…
Dans une approche apophatique du Sujet, c’est de cette « saisie » que nous aimerions nous défaire pour ne pas dire nous délivrer… Ce qui pourrait demeurer alors, c’est une « pure Présence », qui n’est pas pensée… un « Je Suis » qui ne saurait se réduire à l’expérience sensible, cognitive ou affective qu’on peut en avoir.
Mais avant d’entrer en cet « Ouvert », il ne faut pas nous priver du plaisir du topographe et de ses explorations transdisciplinaires ; ce serait se priver de l’aventure humaine.
Il nous faudra donc, patiemment, creuser la question « qui est Je Suis ? », « Où est Je Suis ? » comme on creuse une coupe ou un puits dont le fond sans cesse se dérobe et appelle de nouveaux instruments ou de nouvelles disciplines d’investigation.
L’essai de topographie ici proposée, est une topographie parmi d’autres, elle est singulière ; derrière toute topographie n’y a-t-il pas « biographie » ?
« Je Suis » n’est pas « objet à trouver », ce n’est pas une identité objective ou objectivable.
Picasso disait : « Je ne cherche pas, je trouve » ; notre vie peut être en effet une suite « d’objets trouvés », objets de conscience bien sûr… identités provisoires ou chimériques qui tiennent lieu de « Je Suis » plutôt que de lui donner lieu…
Je cherche, je trouve parfois… (surtout si ce que je cherche c’est ce que je suis déjà), mais ce que je trouve n’est pas objet… ou alors « objet troué ».
Ce que je prenais pour le fond (le fond de moi) n’est pas le fond ; ce que je prenais pour « moi » n’est pas « Je Suis »…
Comme nous le disions, il n’y a pas à faire de cette faille ou de cet écart, une culpabilité, mais une aventure, une observation rigoureuse autant que possible en sachant que cette rigueur est parfois l’obstacle à l’appréhension de ce qui est « sans limites » et que je déclare comme « rigoureusement impossible ».
Essayons néanmoins de proposer cette topographie parmi d’autres qui est invitation honnête à descendre dans les profondeurs de notre question : « où est Je Suis » ?
Vous connaissez la parole de Démocrite : « la vérité est au fond du puits », je dirai plutôt « la Source est au fond du puits » et si nous n’en étions certain à quoi bon creuser ? D’ou nous vient cette intuition de la Source et que c’est bien la qu’il faut creuser ? « Je suis » est au fond de l’homme comme la Source est au fond du puits.
Ne disons pas trop vite « que le puits est sans fond » et qu’il ne sert à rien de creuser… N’est-ce pas un prétexte ou une paresse pour rester au bord de la question et pour endurer notre soif comme l’ultime saveur ? Alors que la Source est d’un tout autre goût ; mais comment le savoir tant qu’on n’est pas descendu au fond du puits, tant qu’on n’est pas allé au bout de la question…
C’est ainsi que la transdisciplinarité cesse d’être simple et bonne érudition pour devenir exercice ou ascèse de transformation… Puisque nous le savons désormais, nous ne pouvons connaître que ce que nous sommes, ce que nous sommes peut-il se transformer ?
Qui sommes-nous ?
« Qui est Je Suis » ?
Dans les limites de cette intervention, je ne peux que vous proposer la carte ou la topographie du territoire, que chacun et chacune de nos sciences auront à explorer.

Qui est Je Suis ?

(J’appelle « science » l’approche
rigoureuse et incertaine du Réel ou
d’un niveau de réalité)

Sciences cognitives 1 – Je suis « moi » conscient
Littérature, philosophie…

Sciences humaines 2 – Je suis « moi », fils/fille de mes parents
Psychologie, psychanalyse… Inconscient personnel

″ 3 – Je suis « moi » transgénerationnel
« Je suis mes ancêtres » Constellations
familiales
Chamanisme

Sciences sociales 4 – Je suis « moi » collectif social
Psychologie des profondeurs archétypal

Sciences physiques 5 – Je suis mon « environnement »
Je suis l’univers, « moi » cosmique

Sciences imaginales 6 – Je suis mon « double de lumière »
l’Idée – l’Archétype – l’Ange

Sciences théologiques 7 – Je suis « Fils de Dieu », Imago Dei
« Avant que Abraham fut, Je Suis »
« Je Suis Shiva »

Sciences contemplatives 8 – Je suis l’Origine, le Principe
« Gnosis » Le commencement et la fin
Je suis « Dieu »

Sciences apophatiques 9 – « Je suis qui je suis » (YHWH)
Pure Conscience – Pure Existence
Pure Béatitude (Sat – Cit – Ananda)

10 – – –
(L’Ouvert, le Silence)

Pour chacune des « réponses » données à la question « qui est Je Suis », il faudrait proposer les informations, les références qui les fonde, ce qui évidemment présuppose une documentation énorme, quasi infinie puisqu’elle touche à peu près tous les domaines du savoir antique et contemporain.
Je me limiterais donc à donner quelques éléments de réflexion concernant la première réponse et les quatre dernières (où je reprends un de mes chapitres autour de l’Evangile de Jean).
C’est me limiter ainsi dans des domaines et des disciplines pour lesquelles j’ai une ébauche de compétence : La philosophie et la théologie… c’est là, lucidité et prudence ; je laisse à ceux qui en font l’objet de leurs longues et savantes études, l’exploration des réponses 2 à 6. J’ai trop de respect pour les sciences humaines, les sciences sociales, les sciences physiques ou les sciences imaginales pour les traiter de façon qui ne pourrait, dans mon cas, n’être que superficielle.