Le Paradis est-il érotique ?

Pour la tradition chrétienne orthodoxe le paradis est un état de conscience ou plus exactement un état de non dualité avec l’Absolu. La vie spatio-temporelle ouvre (ou perd) ses limites et entre dans la vie infinie – c’est ce qu’on appelle encore la Béatitude.
L’entrée dans ce paradis, ou participation à l’Être Bienheureux ne détruit pas les capacités de connaissance et d’amour de l’être humain, c’est dire que le paradis ne détruit pas le désir ; l’Eros y est plus vivant que jamais.
L’ « obscur objet du désir » étant désormais l’Être infini le désir, devient lui-même infini.
Le manque à la jouissance n’est pas quelque chose d’extérieur à la jouissance dirait Lacan, ce grand lecteur des pères de l’Eglise et particulièrement de Grégoire de Nysse, le but ne se donne que dans le chemin que l’on prend pour y arriver, chercher la jouissance au-delà de la jouissance, c’est l’essence même de la jouissance ; c’est la vie même d’Eros quand il est en « paradis » ; c’est-à-dire, dans cette conscience de l’Être avec lequel il ne fait qu’un et que pourtant il ne saurait saisir « totalement ».
Pour Grégoire de Nysse, cette vitalité de l’Eros au sein même de l’Agapè s’appelle « l’epectasis » ou « epectase » selon laquelle la divinisation de l’homme, dans le temps et dans le non-temps implique un progrès et un désir sans fin qu’illustre l’image du coureur de l’Épître aux Philippiens, 3, 13 : « Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être… (epecteinomenos) et je cours vers le but ».
« Il y a à la fois pour l’âme un aspect de stabilité, de possession, qui est la participation qu’elle a à Dieu et de l’autre un aspect de mouvement qui est l’écart toujours infini de ce qu’elle possède de Dieu et de ce que Dieu est ». (Jean Danielou)
À la suite de Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur et beaucoup d’autres ont utilisé le thème du désir ou de l’Eros, c’est-à-dire, de l’absence de satiété au sein même de la vision de Dieu (YHWH – l’Être qui est ce qu’il est) pour exprimer l’éternelle nouveauté ou la joie « paradisiaque » alors vécue.
On retrouve un écho de cette expérience en Occident chez Grégoire le Grand. Il s’agissait pour lui de concilier deux affirmations antinomiques de l’Ecriture : « Les Anges désirent fixer sur lui leurs regards » (1 P 1, 12) et « Dans le ciel leurs anges voient sans cesse la face de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 8, 10) :
« Si l’on compare ces deux assertions, on constatera qu’elles ne se contredisent en rien. Car les anges, tout à la fois, voient Dieu et désirent le voir ; ils ont soif de le contempler, et ils le contemplent. S’ils le désiraient sans jouir de l’effet de leur désir, ce désir stérile serait cause d’anxiété et l’anxiété de souffrance. Mais les anges bienheureux sont éloignés de toute souffrance d’anxiété, puisque souffrance et béatitude sont incompatibles […]. Pour qu’il n’y ait donc pas d’anxiété dans le désir, ils sont rassasiés tout en désirant et pour que le rassasiement s’entraîne pas de dégoût, ils désirent tout en étant rassasiés […]. Il en sera de même pour nous quand nous viendrons à la source de Vie : nous éprouverons avec délices, tout ensemble, soif et rassasiement. »
Pour dire les choses plus brièvement, je citerai l‘Evangile de Thomas : « c’est un mouvement et c’est un repos » (logion 50)
Le paradis est érotique : oui, puisque « c’est un mouvement (eros) et c’est un repos (paradis) ».
C’est aussi mon expérience :
L’Être qui Est, est là – Dieu ne peut pas être ailleurs que partout, le paradis (donc) est là.
Ce qui manque, c’est la conscience de l’Être ou de l’Amour (Agapè) qui est là.
Le paradis ne peut être qu’érotique, car sans le désir de l’Être qui est là comment pourrais-je le goûter, en avoir conscience, être un avec lui ?
Ce n’est pas la lumière qui manque à nos yeux, ce sont nos yeux qui manquent à la lumière.
Ce n’est pas la vie qui nous manque, c’est le désir (Eros) de vivre.
Ce n’est pas l’Être, l’Eveil, la Vérité… qui nous manquent, mais le « désir » de l’Être, de l’Eveil ou de la Vérité…
Ce n’est pas le paradis qui est perdu, c’est la conscience et le désir du paradis, ces deux ailes d’Eros qui font l’homme angélique, « entier avec un manque », heureux sans être satisfait, toujours au but sans jamais se croire « arrivé » (ce serait la mort).