Judas, c’est vrai, il en avait trop vu, des croix… à l’entrée des villages ou sur le chemin qui descend de Jérusalem à Jéricho. La mort étant pour lui la seule certitude il n’en avait pas peur. Pourquoi craindre une évidence, ce qui doit arriver, doit arriver ; dès qu’on est né on est assez vieux pour mourir.
La mort et la vie ne sont pas séparés : même illusion. L’homme naît sans raison, il vit sans raison, il meurt sans raison et il n’y a pas d’autre vie… telle étaient les conclusions auxquelles la raison justement l’avait conduit. Mais quelque chose en lui n’était pas satisfaite. Il y avait peut-être autre chose que la raison… le cœur ? cette brûlure qu’il avait ressentie au moment où il voyait Yeshoua s’éloigner vers la croix ? Les conclusions de sa raison ne le tourmentaient guère, « C’est ainsi » et ça suffit ! C’est plutôt l’interrogation de son cœur ou de ses entrailles qui était à cette heure son tourment. « C’est parce que Dieu est Amour qu’il y a un enfer » pensa-t-il. « C’est parce que l’homme a un cœur que je peux vivre en enfer… C’est l’Amour qu’il faut nier, c’est le cœur qu’il faut arracher si on ne veut plus souffrir, mais ne plus souffrir de cette souffrance-là serait pire que la souffrance…. » Il pensa à son ami Job, le premier texte saint qui l’avait touché dans son enfance, puis durant ses études. Job qui perd tous ses biens, ses maisons, ses troupeaux, dévastés par l’orage, puis ses enfants, sa santé, ses amis… et qui se retrouve sur le fumier, seul, seul avec un Dieu qu’il s’invente, pour ne pas être seul… Un Dieu qu’il imagine juste et bon et auquel il réclame justice – en vain – et c’est le tour du Dieu Juste et Bon de disparaître. Cette fois il ne reste rien. Il est seul et il est en trop. Mais Job n’a pas le courage de se supprimer… lui, Judas, il aurait le courage… Cela ne sert à rien d’insulter Dieu, si on n’a pas le courage de supprimer le chef d’œuvre de sa Création, ce chef d’œuvre d’horreur, d’hypocrisie et de violence : l’homme que l’on dit à « son image et à sa ressemblance. » Job a tout perdu, ce qu’il avait de plus cher et ce qu’il chérissait par-dessus tout : son bon Dieu ! qui donnait sens à sa rigueur, à ses largesses, à sa justice, à sa bonté… Sans ce bon Dieu, à quoi bon tenir debout ? Judas de nouveau se mit à ramper à terre comme une couleuvre… « Job, mon ami Job, pourquoi est-ce que tu ne t’es pas tué, tous t’auraient compris, tu aurais ton tombeau parmi les justes avec cette épitaphe : « Voici l’homme que Dieu a trahi – l’homme dont tout le corps fut une plaie, livré, abandonné, au fumier, parmi les porcs… » Mais peut-être que les auteurs du livre ont menti, peut-être que tu t’es tué… ils nous ont caché cela, ils ont inventé une fin ridicule à ton histoire, avec un Dieu fantastique, accompagné de Léviathan et de Béemoth et de toutes sortes de mirages pour nous en mettre plein la vue et imposer silence aux créatures qui osent discuter avec Lui… Alors les auteurs du livre te font dire : « Jusqu’ici je ne te connaissais que par ouïe dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu… »
Si tes yeux l’ont vu, Job, c’est que tu étais mort…
Alors pourquoi en rajouter, tu es mort et voilà que tu retrouves tes richesses, tes troupeaux, tes amis, ta femme, tes fils et tes filles et tu appelles chacun par son nom. Peut-être faut-il être mort pour retrouver tout ce qu’on a perdu comme un miracle, non comme un dû, mais comme un don… Ça c’est ce que disait l’Enseigneur avec ses paroles à double sens : « Il faut mourir pour ressusciter, être mort à soi-même et naître de nouveau… » Mais qu’est-ce que cela veut dire… ? je suis comme toi, Job, je parle trop, je délire, mais il y a peut-être plus de sagesse dans mon délire que dans les paroles sages, justes et tranchantes avec lesquelles je pensais enseigner aux autres la vérité et la justice. Quand est-ce que tu as vu Dieu, Job ? Avant de mourir, au moment de mourir, après la mort ? Après la mort il n’y a plus de question, c’est peut-être cela le vrai Dieu… ? Alors je cesse de me poser des questions ! » dit-il en rangeant de petits cailloux qu’il arrachait de terre… « Maintenant mes yeux t’ont vu et je me repends dans la poussière et la cendre » disais-tu, Job. « Je ne vois toujours rien… ni du ciel ni de la terre. Je ne me vois même plus moi-même… Qu’est-ce que tes yeux ont vu ? Qu’est-ce que mes yeux ont vu… ? » Son corps tout à coup se mit à trembler, il releva son manteau sur son visage comme pour se voiler la face. « Mes yeux t’ont vu, Yeshoua ! et pour ne plus te voir il faudrait m’arracher les yeux… mais c’est trop tard, je ne peux plus faire comme si je ne t’avais pas vu… YHWH, nul ne l’a jamais vu, mais toi je t’ai vu… et même si tu m’as trahi je n’ai jamais rien vu de plus beau et de meilleur, même si ce n’était qu’un rêve. Ma vie n’a eu de sens que parce que tu m’as regardé dans ce rêve… » Alors un long cri rauque monta des entrailles de Judas.
Eli Eli lema sabachtani
Yeshoua, pourquoi m’as-tu abandonné ? YHWH, pourquoi m’as-tu abandonné ? … Cette fois Judas pleurait, tout son corps était de l’eau et du sang se mêlant à la terre… et cela ne faisait qu’une seule boue, ocre et rouge – cette glaise épaisse (adamah) dont le Livre nous dit que YHWH en tira de l’humain…