Peut-on être amoureux de Jérusalem ?

Peut-on être amoureux de Jérusalem? Peut-on aimer une si vieille femme, au regard chargé de tant de paupières, à la tête lourde de casques, de couronnes et de bonnets innombrables? Peut-on aimer un corps qui n’est que blessures et cicatrices toujours prêtes à s’ouvrir ou à s’offrir sous le sel de la violence et de la passion?

L’amour ne rend pas aveugle – les amoureux n’ignorent pas qu’ici c’est la guerre, mais les amoureux de Jérusalem savent que la guerre n’est supportable que pour eux, parce qu’ils pensent « à autre chose » qu’à la guerre… cela ne les rend pas indifférents, mais les place sur une certaine hauteur ou dans une certaine douceur, d’où les tragédies semblent moins nécessaires, cela les rend un peu plus libres et capables de goûter ce qui dans quelques heures peut-être ne sera plus que ruines…

Être amoureux à Jérusalem, c’est « s’embrasser encore » dans un bus d’où tout le monde descend… il n’y a que l’amour qui puisse ainsi tenir tête à la mort, non pour s’en moquer, mais   pour lui ôter sa suffisance : elle n’aura pas le dernier mot…

Les croyants ont des « raisons » d’aimer Jérusalem, des raisons qui sont des mémoires heureuses et malheureuses qui les tiennent attachés à ses pierres comme a autant de « mémorials ».

Les amoureux n’ont pas d’autres raisons d’aimer Jérusalem que leur amour. « Ce n’est pas parce qu’une chose est belle que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons qu’elle est belle », disait le philosophe (Spinoza), c’est parce qu’il y a encore, sans doute, des hommes et des femmes qui aiment Jérusalem que Jérusalem est toujours belle…

David, Salomon, Hélène, Soliman et autres amants de Jérusalem l’ont aussi aimé. Ils ont même voulu la rendre « objectivement » belle, en l’enrichissant de murs, de dômes et de clochers… leur tort ne fut-il pas de trop vouloir « objectiver » leur amour ? : certains amants s’extasient devant les bijoux qu’ils ont offert et en oublient le corps de la bien-aimée – on s’extasie devant le mur, le dôme ou le clocher, on oublie la terre nue, sa lumière et ses charmes…

Demeurer amoureux à Jérusalem c’est d’une certaine façon demeurer étranger à ses parures pour mieux contempler sa nudité ou son essence.

Par ailleurs, Jérusalem ne fut pas toujours tapissée d’or ou de velours… L’amoureux doit être libre aussi à l’égard de ses monuments d’horreur et lucide devant l’état de ses crimes.

Il faut alors comme Baudelaire être capable d’aimer une « charogne », garder vif en soi le désir de son « essence ».

Car Jérusalem offre souvent le spectacle dégoûtant d’une carcasse superbe :« Les jambes en l’air, comme une femme lubrique»

Brûlante et suant les poisons. Elle ouvre d’une façon nonchalante et   cynique son ventre plein d’exhalaisons »

L’amoureux lucide de « la trois fois sainte » sera-t-il alors capable de lui dire : « O, ma beauté ! Dites à la vermine qui vous mangera de baisers que j’ai gardé la forme et l’essence divine de mes amours décomposés.

L’amoureux est toujours amoureux d’une essence plus que d’un corps et à Jérusalem « l’essence est divine », c’est dire qu’elle échappe à tous les princes et à toutes les étreintes politiques ou religieuses.

Cette « essence qui échappe à toute décomposition » ce n’est pas seulement l’âme de la cité, c’est l’âme de tout amour – l’Amour est le seul Dieu qui ne soit pas une idole – on ne le possède qu’en le donnant, on ne le trouve qu’en le perdant.

Il faut beaucoup donner à Jérusalem si on veut en recevoir quelque chose et comme partout ailleurs il faut s’y perdre pour s’y retrouver et y retrouver les limites exactes (mais non intactes) de l’humain jusque dans la fabrication de ses lois et de ses dieux.

« Cela n’est pas Amour », dit le mythe de Tristan, « qui tourne à réalité. »

L’amoureux n’est pas le propriétaire, il ne « possède » pas l’objet de son amour. Faut-il dire « il ne le connaît pas », « pas encore », pense-t-il.

Être amoureux de Jérusalem ce n’est pas la posséder, ou prétendre la connaître, c’est s’en approcher en rêvant, ivre d’un désir plus que d’une jouissance.

Jouir de Jérusalem, la posséder, non seulement la joie de l’amoureux en « prendrait un coup », mais provoquerait les coups. L’objet est désiré par trop de prétendants… si tous restaient amoureux, la fiancée resterait toujours possible, terre toujours « promise », tout le monde en profiterait, mais si par malheur l’un d’eux vient à la posséder c’est le malheur pour tous – la jalousie et le crime.

Lorsque de la colline des oliviers, je contemple les « portes dorées », les portes fermées, par où selon les trois traditions le Messie doit venir ou revenir, je comprends que le Messie c’est « celui qui ouvre les portes », qui fait tomber les murs, Il ne détruira pas Jérusalem, Il en fera une « ville ouverte », la demeure de l’Ouvert, une maison ou un temple pour abriter le vent et accueillir les plantes, les fourmis, les humains et les autres étoiles. Le Messie rendra aux hommes leurs ailes et leurs légèretés perdues, ils marcheront alors « sur la terre comme au ciel ».

« Celui qui apprendra à voler aux hommes de l’avenir aura déplacé toutes les bornes ; pour lui, les bornes mêmes s’envoleront dans l’air, il baptisera de nouveau la terre : il l’appellera « la légère », la terre et la vie lui semblent lourdes et c’est ce que veut l’esprit de lourdeur ! Celui qui veut devenir léger comme un oiseau doit s’aimer soi-même

« O Jérusalem » si tu savais t’aimer toi-même, aimer toutes les différences, toutes les charognes, tous les trésors, toutes les cendres qui hantent tes murs ; sous le poids énorme des siècles tu découvrirais le poids de ton âme, infiniment jeune et frais, infiniment léger, comme le Dieu que tu oublie de célébrer en pensant le connaître et le posséder.

« O Jérusalem », attends-toi à un Messie amoureux ou à un enfant. « Le juge de toute la terre » ; s’il t’arrache tes masques c’est pour caresser ton visage, s’il déchire tes vêtements trop épais ou trop religieux c’est pour boire à l’eau vive de tes seins, à la « source scellée… »


Charles Baudelaire – “Les Fleurs du Mal”

Nietzsche – “Ainsi parlait Zarathustra”

Cantique des cantiques, IV, 12

Éditions Plon

mars 2010