Il y a dans chaque regard, qu’il soit humain ou animal, une magie particulière qui fait parfois entrevoir le tréfonds de l’Être et son mystère.
J’ai toujours aimé les visages, non seulement avec « crainte et tremblement » devant tant de fragilité, mais avec stupeur et émerveillement : comment de ce grand gaz de galaxies qu’est l’univers peut émerger cette matière qui a un visage et dans ce visage des yeux, et dans ces yeux un regard, qui fait de la nature non seulement une chose vu ou à voir mais une nature, une matière qui me voit et me regarde ? Oui, « ça » me regarde !
J’aimais dire que la différence qu’il y a entre Dieu et la nature c’est la différence qu’il y a entre le bleu du ciel et le bleu d’un regard, et que le visage d’un enfant qui meurt n’est pas le visage d’un nuage qui se défait.
Un visage, n’est pas que la somme des agrégats qui le constituent, il y a « quelque chose d’autre » : « quelqu’un » ?
Quelqu’un qui me regarde et que je peux alors non seulement « voir » mais « rencontrer ».
On voile le visage de l’homme que l’on tue pour qu’on ne se sente pas regardé par lui.
L’oubli ou le refus du visage des humains pourrait conduire à leur effacement, à leur réduction, à la poussière et à la cendre. Les chambres à gaz ne seraient alors que l’application des « lois de la nature » aux surpopulations ou aux populations indésirables : la loi du carbone, « Rien ne se perd tout se transforme »
La valeur et le sens de notre vie vaut que par le regard sous lequel on se place. La vie de l’autre et de la nature vaut que par le regard sous lequel on les place : un regard qui envisage ou un regard qui dévisage, une lumière instauratrice ou une lumière réductrice…
L’oeil du cétacé
J’en étais là de mes reflexions quand je rencontrais pour la première fois à Inbituba « l’œil du Cétacée »
La « baleîa franca » ou baleine franche est énorme, elle pèse plusieurs tonnes et s’approcher d’elle ne va pas sans apréhension, elle peut d’un simple mouvement de son corps vous écraser ou vous engloutir.
Je m’approchai pourtant, on m’avait prévenu que « la baleîa franca », si on ne la menaçait pas, est inoffensive pour l’homme et qu’elle a des manières lentes et délicates d’entrer en relation avec lui.
Accroché à ma bouée, à quelques mètres de distance, j’allais vivre une des plus belles expériences de ma vie ; je regardais la baleine et à un moment je vis son œil et cet œil me regardait, me regardait vraiment. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que je me sentais totalement connu ou plutôt reconnu.
Le temps d’un éclair, il y eu un immense contact, une infinie rencontre et les mots me manquent pour le dire. Si ce n’est pas la lumière, si ce n’est pas l’amour, ça lui ressemble.
L’œil du Cétacée n’est-ce pas l’œil de la nature qui me regarde ?
La grâce de la nature
Il n’y a qu’une conscience, la conscience par laquelle je connais l’univers, c’est la conscience par laquelle l’univers me connait dans mon ipséité, la forme unique, irremplaçable, que je suis. La rencontre (le Réel), c’est cette étincelle et cette lumière qui s’élèvent quand deux consciences se regardent et découvrent qu’elles sont une.
Dieu n’est-ce pas ce point inaccessible, insaisissable, où se rencontrent deux regards ?
Quand une montagne me regarde, il faut bien plus que mes yeux pour la voir, bien plus que mon coeur et mon intelligence pour endurer le poids de sa Présence.
Pour connaitre et ne faire qu’un avec « qui est là », il faut sans cesse remonter à la Source de nos yeux, voir la lumière qui nous fait voir, le regard de l’Autre et du même, la lumière qui nous fait voir la Lumière, la conscience qui nous fait entrer dans la Conscience.
L’ » Évidence » surprise,
la grâce que nous fait la nature,
le Réel, d’ »Etre là ».
Article
Revue Question de
n°2 La Nature miroir du divin
Éditions Albin Michel, 2015