Lettre I
Mon cher A,
Tu me demandes ce que je fais, là, au Mont Athos.
« Après tout ce que j’ai vécu, je ne vais tout de même pas me “rendre à Dieu”, à l’évidence… Jusqu’ici nous nous sommes très bien passés de cette hypothèse… »
« Je ne croirai jamais, me dis-tu, que la grâce te soit tombée sur la tête, je crois plutôt que tu fuis. Tu renonces au réel, tu vas rejoindre la horde des rêveurs d’outre-monde, tu vas cacher derrière une barbe, des volutes d’encens et sans doute bientôt une robe noire, ta vanité ou ta vacuité. Je ne doute pas, connaissant tes goûts esthétiques, que le mont Athos soit un refuge idéal pour ta lâcheté…
Après tout, pourquoi ne pas vivre ta vie absurde, accompagné de chants byzantins, de belles icônes, dans une nature préservée, un climat agréable, parmi des architectures historiques d’une grande beauté et des hommes sans doute intelligents et d’une fine douceur ?… »
Si j’étais le cynique que tu imagines, je te dirais : oui, pourquoi pas ? Est-ce être lâche que d’aimer la beauté, le calme, et la compagnie de ceux qui les apprécient ?
N’est-ce pas toi, le fou ou le malade ? Continuer à vivre dans un monde que tu considères, tu me l’as dit, de plus en plus laid, lourd, invivable ? Qu’est-ce qui te fait courir ainsi ? T’épuiser non seulement dans le travail, mais aussi dans toutes sortes de rencontres ou relations que tu juges de plus en plus vaines ?
Tu me disais un jour que la médiocrité te semblait insupportable et que pourtant « il fallait y consentir… Désirant ce qu’il n’a pas ou ayant ce qu’il désire, dans un cas comme dans l’autre, l’homme est malheureux… »
Ne pense pas que j’ai vendu ma lucidité pour un peu d’« eau de vie » (ouzo) et quelques loukoums ?
Avant d’arriver ici, j’ai pris le soin et le temps de me suicider…
La « grâce » pour un athée fervent et dogmatique comme toi, ne pouvait prendre que des allures fatales…
Mais, rassure-toi, rien ne m’est tombé sur la tête, c’est le corps simplement qui s’est écroulé ! De fatigue, de poisons… j’ai eu peur ! Comment ai-je eu peur, moi qui disais : « On ne peut pas avoir peur de “rien” »… puisque j’étais persuadé qu’il n’y avait rien, ni avant la mort ni après la mort.
Mais ce « rien » n’était qu’une pensée, une représentation, sans ressemblance avec la réalité, celle à laquelle on n’y pense plus, mais où simplement on « est ». C’est la réalité qui nous intéresse, n’est-ce pas ?
Alors allons-y : que reste-t-il quand il ne reste plus rien ? C’est difficile à dire, puisque justement il ne reste plus personne pour le dire. Et pourtant je dois t’avouer ce qui s’est passé, à ma grande surprise et bien indépendamment de ma volonté…
J’ai déjà fait le récit de cette aventure, je ne vais rien y ajouter :
Arrivé à Istanbul, je tombai gravement malade. On m’a dit par la suite que j’avais dû être empoisonné mais je ne trouve personne à accuser sinon moi-même qui, dans mon indifférence, pouvait manger ce qui restait dans les rues après un marché et boire des eaux qui ne coulaient pas toutes de source. Je mangeais si peu qu’à mon avis c’est dans les eaux sales du Bosphore qu’il faut chercher le microbe fatal. On me trouva dans la rue sans connaissance. Voyant que j’étais européen, on me conduisit dans un hôpital où vivaient encore des médecins et des infirmiers français. Après les examens d’usage, dont un électro-encéphalogramme, on me déclara « mort ».
Je n’étais pas le premier de ces jeunes Européens qu’on retrouvait ainsi. Drogue, misère, empoisonnement, peu importe, on les déclarait vite morts et, s’ils n’avaient pas de papiers, ce qui était mon cas, on ne tardait pas à les enterrer, ce qui allait être mon cas. On décida néanmoins d’attendre un peu et de m’installer dans une chambre fraiche, à l’écart.
Raconter ce que j’ai vécu alors me semble bien difficile ; d’abord parce que, avec un électro-encéphalogramme plat, on ne pense plus, ensuite parce que mon expérience n’a rien de très original lorsqu’on connaît les nombreux récits de near death experience dont on parle aujourd’hui. Je suis toujours étonné de l’abondance d’images et de lumière dont témoignent ces rescapés de la mort. Pour moi ce fut plutôt le vide. Rien, mais j’avoue n’avoir jamais connu un état de plénitude semblable à ce vide, à ce Rien.
Je vais essayer d’être le plus honnête possible et te décrire avec des mots ce que je sais hors d’atteinte des mots. Les concepts en effet appartiennent à l’espace-temps, et font toujours référence à un « quelque chose » ou au monde. Or cette expérience ne s’est pas vécue dans notre espace-temps et demeure donc hors d’atteinte des instruments qui y sont forgés.
D’abord, « je ne voulais pas mourir » ! J’avais souhaité la mort, je m’y étais préparé de toutes sortes de façons, conscientes et inconscientes, et, au moment où « cela » arrivait, je disais, non ! J’ai peur, et plus je dis non, plus je souffre… quelque chose d’intolérable, une révolte de tout mon corps, de tout mon psychisme, non ! Puis, devant l’inéluctable, l’intolérable surtout de la souffrance, quelque chose en moi craque, sombre, et en même temps acquiesce. À quoi bon lutter ? Oui. J’accepte…
À l’instant même de ce « oui », toute douleur s’évanouit. Je ne sentais plus rien, ou quelque chose de très léger. Je comprenais le symbole de l’oiseau dont on se sert pour représenter l’âme. J’étais toujours dans ma petite boîte ou dans ma cage, mais l’oiseau déjà étendait ses ailes, prenait son vol. Sensation d’espace, « horizon non empêché », mais toujours conscience, extrêmement vive, lumineuse, que je percevais à la fois dans mon corps et hors de mon corps. Puis, pour reprendre l’image (inadéquate), « l’oiseau sortit de sa cage », sortit du corps et du monde qui l’entourait, mais l’oiseau avait encore sa conscience d’oiseau, autonome et bien différenciée de sa cage…
L’« âme » existe bien en dehors du corps qu’elle informe ou qu’elle anime, cela a été rapporté par d’autres témoins.
Puis… comment dire ? comme si le vol sortait de l’oiseau, un vol qui continue sans l’oiseau et qui s’unit à l’Espace… Il n’y eut plus de conscience, plus de « conscience de quelque chose », corps, âme ou oiseau : rien…
Mais ce rien, ce no-thing (pas une chose, disent mieux les Anglais), c’était l’Espace qui contenait le vol, la cage et l’oiseau, cette vastitude contenait la conscience, l’âme et le corps, ce n’était rien de particulier, de déterminé, d’informé. Cela n’est Rien, cela Est… c’est tout ce que je peux dire.
Pendant ce « temps-là », ou plutôt pendant cette « sortie de ce temps-là », on préparait mon enterrement…
Que s’est-il passé ?
Je me souviens seulement d’un homme qui a crié en français : « Il n’est pas mort ! » et on entreprit alors des choses désagréables pour me réanimer. Le vol revint dans l’oiseau, l’oiseau redescendit dans sa cage, l’oiseau suffoquait, il n’arrivait pas à respirer, on lui mit dans les poumons « un air qui n’était pas le sien », on lui transfusa dans les veines toutes sortes de liquides qui n’étaient pas son sang…
Quand il commença à gémir, tout le monde fut rassuré : « Il sort du coma . »
Je te disais que je ne vois rien à ajouter à ce récit. Pourtant, presque quarante années après cet événement, je me pose la question : « Faut-il attendre de mourir, de se suicider précocement pour goûter ce qui reste quand il ne reste plus rien, c’est-à-dire : « ce qui est vraiment » ?
Je ne referais pas deux fois la même erreur, je ne revivrais plus sans vivre, car c’est vrai que je ne vivais pas avant cette expérience. Je me faisais des illusions, je me racontais des histoires – je prenais mes discours sur la réalité pour la réalité, comme les scientistes autrefois prenaient leur représentation du réel, ce que pouvaient en saisir leurs instruments sophistiqués, pour le Réel…
Ce que je croyais être la vie, ce n’était pas la « Vie », mais la « vie mortelle ».
Cette expérience de « mort clinique » m’a appris que mourir, c’est perdre ses limites, ces limites auxquelles nous nous identifions, physiquement, psychiquement et mentalement.
La Vie qui prend forme en moi est plus que moi. La Conscience qui prend corps en moi est plus que mon corps. Le Logos qui se fait chair en moi subsiste quand je ne suis plus là pour le manifester.
Seule meurt la mort, ou ce qui est mortel, seulement ma peur de la mort, c’est-à-dire « moi ».
La Vie continue.
La Conscience rayonne.
Le Logos demeure…
On peut m’enlever la vie que j’ai, mais non la Vie que « je suis »…
J’ai découvert dans cet instant « clinique et tragique » que je n’avais pas la vie, mais que « j’étais la Vie… »
« La vie que j’ai », comme tout ce que j’ai d’ailleurs (biens matériels, relationnels, intellectuels, etc.), un jour je ne l’aurai plus…, c’est une évidence.
La Vie que « je suis » (non identifiée à celle que j’ai), je la serai toujours. C’est une autre évidence… celle à laquelle je ne m’attendais pas.
Qu’est-ce que je fais ici ? me demandes-tu.
Rien d’autre que de « laisser être la Vie que je suis », demeurer dans ce mouvement de la Vie qui se donne, être présent à cela, de tout mon corps, de toute mon intelligence, de toute mon affectivité, avec gratitude…
Nous ne sommes pas nés pour faire quelque chose, mais pour être quelqu’un…
Ici, comme partout, c’est un bon lieu pour être vivant et pour « laisser être la Vie » dans la forme précaire et provisoire qui nous est donnée (moi-toi-la société-le cosmos) pour encore un peu de temps.
Mais, il faut le savoir, nous ne sommes pas nés seulement pour mourir, bien davantage pour perdre nos idées sur la vie et sur la mort, pour perdre nos prétentions et nos limites.
Tu me diras : « Et Dieu dans tout ça ? »
Je te rappelle que Dieu n’existe pas ; s’il existait, comme tout ce qui existe, il serait voué à disparaître… Quel intérêt d’« avoir » un dieu qui existe, ou d’avoir la « vérité » ? Comme tout ce qu’on a, un jour on ne l’aura plus…
L’important ce n’est pas le « dieu qu’on a » mais le « Dieu qu’on est ». L’important ce n’est pas la vérité, la vie qu’on a, mais la Vérité, la Vie qu’on est.
Je te rappelle également que dans la Bible il n’est nulle part question de Dieu, mais davantage de YHWH, d’Adonaï, de Shaddaï, d’Eyeh asher Eyeh, d’Elohim, de Shabbaot, chacun de ces noms étant une tentative pour mettre un mot sur une expérience. L’expérience de l’Inconnu, du Silence ineffable au cœur de tout ce qui vit et respire (YHWH) ; l’expérience d’un Sens qui nous oriente, nous structure et nous conduit (Adonaï) ; l’expérience du monde comme manifestation d’une Force et d’une Énergie incommensurable (Elohim) ; l’expérience d’une Présence qui nous enveloppe, nous soutient, presque d’une « Mère » qui nous porte (Shaddaï) ; l’expérience d’un Ordre, d’une Harmonie qui structurent les différents plans de l’être ou les différents « niveaux de réalité » pour parler comme les physiciens d’aujourd’hui (Shabbaot)…
Il y a bien d’autres noms de Dieu, c’est-à-dire bien d’autres façons d’entrer en relation avec la Réalité une – diverse et ineffable.
L’expérience que je te racontais il y a quelques instants n’est-elle pas proche de celle de Moïse lorsqu’il accueille Dieu comme étant Eyeh asher eyeh : « Je suis qui je suis » ?
N’est-ce pas l’expérience que tout être humain peut faire de la « Vie qu’il est » ; non seulement au moment où il perd la « vie qu’il a », mais dans le quotidien même de cette vie mortelle ?
Dans les Évangiles, on parle de Dieu comme étant la belle et grande Zoé : la Vie… « Il est la Vie – par lui tout existe, sans lui : rien… La Vie est la lumière (phos) des hommes… elle éclaire tout être humain venant en ce monde (panta anthropon ) ».
En tout cas, c’est l’expérience de Yohanan le disciple, et l’expérience de Yeshoua le maître : « Je suis la vie… Je suis la lumière du monde… Avant qu’Abraham fût, “Je suis” … »
Je n’ai rien contre le mot « Dieu » si on se souvient de ce qu’il veut dire et à quelle magnifique expérience il nous renvoie : Dieu, c’est dies, le jour.
Voir Dieu, c’est « voir le Jour », c’est demeurer dans la lumière ; la lumière étant ce qu’on ne voit pas, mais ce qui nous permet de voir toutes choses (de même, la Conscience n’est pas « quelque chose » dont on pourrait « avoir » conscience, mais ce qui nous rend conscient).
On peut mourir sans avoir jamais vu le Jour !… Quel dommage : nous voyons les choses, nous ne voyons pas la clarté dans laquelle elles nous apparaissent, nous voyons le visible, nous ne voyons pas l’Invisible… nous appréhendons toutes sortes d’objets et nous ignorons l’Espace dans lequel nous pouvons les saisir…
« Voir le Jour », comme le dit le Livre de la Genèse, c’est voir le « Rien » dans lequel apparaissent toutes choses. Quelle splendeur ! Voir la lumière non seulement autour ou entre les choses, mais au cœur des choses, voir la lumière dans la matière ! Ça, c’est la grande expérience du Mont Athos, c’est l’expérience du Thabor ou de la Transfiguration.
N’est-ce pas aussi la conclusion, sans doute plus théorique qu’« expérimentale », des physiciens qui considèrent aujourd’hui la matière comme une des « vitesses les plus lentes de la lumière… » ? Nous ne fréquenterions que les « plus basses fréquences » du Réel… C’est notre appareil de perception (notre corps, notre cerveau), qu’il s’agit d’adapter aux différents niveaux de réalité qui s’offrent à nous.
Je découvre chaque jour davantage que l’athéisme est une « maladie des yeux » (littéralement : a-theos – sans vision ou vision sans lumière), c’est avoir le regard arrêté par ce qu’il voit, c’est ne pas voir l’Invisible…
D’ailleurs le mot theos, en grec, que nous employons ici à la place du mot Deus, Dieu, ne veut-il pas dire « vision » ? Comme le mot theoria, à l’origine, chez Platon, veut dire « contemplation » ?
Ce que nous appelons Dieu – Theos – ici au Mont Athos et dans l’orthodoxie, c’est l’expérience d’une vision non arrêtée, une vision infinie qui replace chaque réalité finie à sa place et nous empêche d’en faire une idole. Dans la lumière de cette vision nous voyons la Lumière ; dans chaque acte de pure conscience nous expérimentons la Conscience ; dans chaque instant pleinement vécu nous expérimentons la Vie, dans chaque présent nous éprouvons la Présence…
L’athéisme n’est pas seulement une maladie des yeux, c’est une maladie de tous les sens.
C’est aussi l’« oreille arrêtée » parce qu’elle entend certains mots ou certains concepts qui empêchent d’écouter au-delà d’être sensible au silence d’où viennent toutes les pensées et où elles retournent toutes.
C’est avoir le « goût arrêté » par certaines saveurs, certaines épices, c’est être insensible à la « fadeur » des eaux et autres « aliments » plus subtils… (cf. la manne – en hébreu man-ouh ?, littéralement : « qu’est-ce que c’est que ça ? »).
C’est avoir les « mains arrêtées » par ce qu’elles touchent ou ce qu’elles tiennent incapables de pressentir le souffle, l’impalpable d’un corps…
C’est avoir les « narines arrêtées » par certaines fumets ou, pire, par des « déodorants » effrayées par les parfums et l’encens, les « odeurs de sainteté » qui nous mettent sur la piste de l’Inconnu…
Lao Tseu, et bien d’autres sages avant et après lui, n’avait-il pas ce pressentiment :
On le regarde
Cela ne suffit pas pour le voir
On l’écoute
Cela ne suffit pas pour l’entendre
On le goûte
Cela ne suffit pas pour en trouver
La saveur .
Et encore :
Le regardant, on ne le voit pas, on le nomme l’Invisible
L’écoutant, on ne l’entend pas, on le nomme l’Inaudible
Le touchant, on ne le sent pas, on le nomme l’Impalpable .
Comme le disent les Pères de l’Église et particulièrement Denys le Théologien : « De Dieu on ne peut rien dire de ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas » ; on ne peut en parler qu’en terme négatifs…
C’est une expérience des sens conduits à leur limites : au-delà et au-dedans du visible, on le connaît et l’on l’aime comme Invisible.
Au-delà et au-dedans de la parole et des sons, on le connaît et on l’aime comme Silence…
Au-delà et au-dedans de tout ce que nous pouvons toucher, nous le « contactons » comme l’Incréé, impalpable et intangible.
Au-delà et au-dedans de tout ce que nous goûtons, nous le savourons comme Ineffable.
Au-delà et au-dedans de tout ce que nous respirons, nous le pressentons parfois comme un arôme, une essence, qui nous extasient.
Dans cette approche du Réel, les sens ne sont pas un obstacle à la connaissance et à l’adoration, à condition qu’ils demeurent dans l’Ouvert, non arrêtés par l’objet de leur « saisie » qui alors deviendrait une « idole », un obstacle à un plaisir plus grand.
Ce « plaisir plus grand » qu’on appelle la béatitude, cette béatitude que certains appellent « Dieu »…
Tu me parlais dans ta lettre de l’hédonisme comme d’un « privilège de l’athée », « les pauvres croyants se privent de toutes les choses belles et bonnes du monde… ». Pauvre hédonisme plutôt, celui dont le plaisir est arrêté par les objets seulement visibles, seulement audibles, seulement palpables… Pourquoi se priver d’un plaisir plus vaste, lié à l’ouverture possible de nos sens, pourquoi ne pas se réjouir aussi de l’invisible, du silence, de l’impalpable ?
Quand on regarde la maison, pourquoi n’en voir que les murs et oublier l’espace, au-dedans et au-dehors, qui la rend habitable ? De nouveau je te cite le vieux sage :
Trente rayons convergent au moyeu
Mais c’est l’espace médian
Qui fait marcher le char.
On façonne l’argile pour en faire des vases
Mais c’est du vide interne
Que dépend leur usage.
Une maison est percée de portes et de fenêtres
C’est l’Espace au-dedans qui rend possible l’habitat .
Nous avons perdu cette conscience de l’Espace, et c’est précisément cette conscience que je retrouve ici dans la méditation et la prière ; c’est cet Espace qu’il m’a été donné de vivre dans ma « chute » à Istanbul.
Dans l’évidence de cet Espace, rien n’est détruit, les meubles de la maison sont à leur place ; pourquoi faudrait-il attendre l’écroulement de nos murs pour le reconnaître ?
« Nul ne peut voir Dieu sans mourir »… aux catégories et aux modes dans lesquels nous voudrions le conceptualiser, l’« enfermer », l’« idolâtrer ». Être réduit à rien, consentir au vide et à la « docte ignorance », c’est produire en nous la matrice de la vraie connaissance, celle qui fera de nous – selon les termes mêmes de Maître Eckhart –des « mères de Dieu ».
Je te parlais de ces « sens arrêtés » ; incapables de sentir au-delà des objets qui la manifestent, la présence de la Vie simple et souveraine. Il faudrait encore parler de l’« intelligence arrêtée » par ce qu’elle sait, incapable de contemplation et d’ouverture à l’Inconnu… De l’« affectivité arrêtée » (attachée) par ce qu’elle aime, incapable d’embrasser et de laisser libre, de garder ouverte son étreinte.
Il faudrait parler aussi de la « foi arrêtée » par certaines représentations de Dieu, incapable d’adorer l’infini Réel dans son incognoscibilité, ineffable, innommable. Je ne fais là que te rappeler la tradition apophatique de nos pères des premiers siècles ; ceux qui nous inspirent encore aujourd’hui à l’Athos :
« S’il arrive que, voyant Dieu, on commente ce qu’on voit, c’est qu’on n’a pas vu Dieu lui-même, mais quelqu’une de ces choses connaissables qui lui doivent l’être. Car en soi il dépasse toute intelligence et toute essence. Il n’existe, de façon suressentielle, et n’est connu, au-delà de toute intellection, qu’en tant qu’il est totalement inconnu et n’existe point. Et c’est cette parfaite inconnaissance, prise au meilleur sens du mot, qui constitue la connaissance vraie de Celui qui dépasse toute connaissance. »
Excuse-moi de t’entraîner vers des pensées qui ne te sont sans doute pas familières, mais ce sont des pensées très humaines et je sais que « rien de ce qui est humain ne t’est étranger »…
La nuit est tombée sur la montagne. Quand tu me liras, il fera peut-être nuit au-dehors, chez toi.
Ouvre ta fenêtre, regarde les étoiles et ces myriades de mondes infiniment plus vastes que le nôtre, regarde l’Espace qui les contient, regarde la nuit qui nous déborde, le jour qui vient…
Regarde encore…
La conscience, ou la Présence, qui contient cet Espace, cette nuit et ce jour qui vient.
Regarde, es-tu cela ?
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