Rencontre avec Marie de Solemne
éditions Dervy, 1995
La Liberté d’une vie choisie
M.S. : Peut-on concilier la notion d’une destinée « prétracée » et celle d’une liberté ontologique de l’homme ? L’une ne s’oppose-t-elle pas à l’autre ?
JYL : L’Homme est un mélange de nature et d’aventure. Il s’agit d’accepter sa nature. Si ma nature est d’être de l’argile plutôt que du marbre, je n’y peux rien. Ce que j’appelle mon karma, c’est la loi de la cause et de l’effet, mon code génétique, mon héritage, le paquet de mémoires que je suis. L’ego, le Moi, est constitué de toutes ces mémoires. C’est le terrain, la matière, la forme…
Lorsque vous dites « toutes ces mémoires… », faites-vous allusion à la mémoire collective, individuelle ou encore familiale, ou s’agit-il de mémoires de vies précédentes comme nous le transmettent certaines traditions ?
Peu importe. Dans tous les cas, il s’agit bien d’un code génétique : la mémoire de l’humanité. Dans mon corps, je détiens la mémoire des anciennes galaxies puisque, comme nous le savons, nous sommes des poussières d’étoiles. Si nous entrons dans la conscience de nos cellules, nous retrouvons toutes ces vieilles mémoires. Parler de « vies antérieures » est donc une manière d’exprimer cela. Néanmoins, bien que notre matière soit constituée de cette mémoire de l’humanité, c’est par l’orientation que nous donnerons à cette mémoire, par l’aventure que nous ferons vivre à notre autre, qu’intervient notre liberté. La première liberté, est d’adhérer à ce qui est. D’adhérer à ce « paquet » qui nous est confié ; accepter que ce soit du marbre ou de l’argile… Car avec cet argile je peux faire un pot de chambre ou une Vénus de Milo…!
En fait la liberté ne résiderait pas dans l’acte de choisir mais dans celui d’accepter ?
Oui. Cependant s’il est juste de dire que l’on devient libre à l’égard de la nature en lui obéissant... il faut ajouter : mais aussi en l’orientant. La liberté n’est pas passivité ! Certes, ma liberté est d’adhérer à ce qui est, c’est-à-dire, à ma matière, à ma nature, à mon héritage, mais en l’orientant vers ce qui (pour moi, dans mon désir) m’apparaît comme le beau, comme le meilleur.
Mais où se trouve notre liberté de choix ?
Nous avons la liberté de choisir ce qui est, ou de refuser ce qui est. Par exemple, à cet instant, je peux refuser votre existence ; je peux vous demander de sortir ; je peux même vous mettre à la porte… Et nous allons nous battre ! Mais je peux aussi accepter que vous soyez là ; je serais plus libre au fait que vous soyez présente si j’y adhère totalement. Et si j’aime que votre présence… alors je deviens de plus en plus libre !…
Face aux épreuves, nous savons que certains êtres humains réagissent avec fatalisme quand d’autres témoignent d’une extrême combativité. Lesquels usent bien de leur liberté ?
La liberté, c’est aussi la liberté d’interpréter. Nous sommes condamnés à interpréter. Ainsi, je suis atteint d’un cancer, selon la manière dont j’interpréterai ce cancer, il évoluera différemment. Mon interprétation n’est pas simplement une pensée isolée, elle a une incidence physique. Cette capacité en l’homme d’interpréter, de donner du sens à ce qui lui arrive (ou de ne pas en donner) est ce qui change son destin en destinée. Toute notre liberté réside dans le fait de passer d’une vie subie à une vie choisie. Il s’agit toujours de la même vie, des mêmes symptômes, de la même maladie, de la même souffrance ou du même bonheur… Mais si je subis, je n’exerce pas cette capacité qui est en l’homme d’interpréter, d’imaginer, d’orienter, de donner un sens à ce qui lui arrive… Et je suis alors dans l’identification.
Pour passer d’une vie subie à une vie choisie, l’homme a besoin de pouvoir justifier les épreuves qu’il traverse. Mais ne pensez-vous pas qu’il soit souvent bien difficile de trouver une justification humaine ou divine à certaines d’entre elles, par exemple, la perte d’un enfant, l’engloutissement d’une famille dans un génocide…?
Il est vrai que la plus grande souffrance est celle à laquelle on ne peut donner de sens. Mais je crois qu’il y a un moment où l’on doit arrêter de chercher à justifier ; où l’on doit accepter que certaines choses n’aient pas de sens pour notre raison, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont véritablement pas de sens… Certes, elles semblent absurdes ! Mais absurdes pour quoi ? Pour qui ? Pour notre raison humaine. Les sens de certaines épreuves est au-delà de la raison, au-delà de la compréhension. Nous devons découvrir l’acceptation du non-sens, l’acceptation de l’absurdité, c’est ce qui nous aide à passer dans un « sens plus haut, qui est au-delà de la raison ». Voilà pourquoi l’expérience de l’absurde me semble très importante.
C’est au cœur de l’absurde que le sens de l’intolérable va m’apparaître. La vie ne se « justifie » pas… Le poète, le sage, ou toute personne ayant subi l’épreuve (l’épreuve du feu, l’épreuve de la vie) ne se justifie plus, ne donne plus d’explications… car la vie elle-même ne donne pas d’explication !
Plutôt que réfléchir sur le sens de la vie, il s’agit de la vivre. Et le sens se révèle dans l’intensité avec laquelle nous vivons cette vie-là. Sinon, nous nous posons en dehors de la vie, et nous nous observons en train de vivre…