Il est toujours d’actualité de se poser la question et, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, de revenir aux sources, aux origines, non seulement à l’étymologie du terme mais à la pratique impliquée par ce   terme. C’est à ce titre que nous nous intéressons à ceux que Philon d’Alexandrie appelle les « Thérapeutes », même si leur « art de vivre » semble bien différent de celui qui est vécu par ceux qui portent ce nom   aujourd’hui. Mais n’y aurait-il pas là justement matière à réflexion, réévaluation de nos présupposés anthropologiques et source d’inspiration pour un ordre de thérapeutes à venir ? Thérapeutes dont l’anthropologie ne serait pas amputée de la dimension spirituelle, nécessaire au plein épanouissement   sinon à la santé de l’homme.

Philon et ses Thérapeutes peuvent nous intéresser également pour d’autres motifs : ils vivent aux environs d’Alexandrie, véritable « bouillon de culture » de l’époque, lieu de rencontre des civilisations d’Orient et d’Occident, où les syncrétismes les plus délirants entraînent leurs corollaires de sectarismes obtus et parfois violents. Comment échapper aux   syncrétismes et aux sectarismes ? C’est aussi une question posée à notre époque. Certains disent que les Thérapeutes sont une secte de plus dont Philon s’est fait le propagandiste ; si on y regarde d’un peu plus près, on y reconnaîtra des hommes et des femmes de tradition juive, mais ouverts aux apports de la culture grecque. Un exemple d’enracinement dans une tradition donnée et d’ouverture intelligente aux autres cultures dont on peut rêver aujourd’hui, si on veut éviter des nouvelles guerres de religion. Plus profondément, on peut s’interroger sur la rencontre de l’anthropologie et des concepts sémites, et de l’anthropologie et des concepts grecs, dans la pensée de Philon. Est-ce un échec ? Faudra-t-il reconnaître que le Sémite et le grec vivent dans des représentations du monde, de l’homme et de Dieu exclusives les unes des autres ? Le juif pieux Philon s’est-il laissé « contaminer » par l’esprit philosophique des Grecs ? À une époque où on s’interroge sur la rencontre des civilisations dans des Orients et des Occidents plus extrêmes que ceux connus par Philon, ses tentatives peuvent néanmoins nous stimuler et éveiller en nous quelque prudence à l’égard de synthèses trop hâtives. Philon d’Alexandrie peut également nous intéresser quant à sa façon de lire les Écritures et de les interpréter ; la thérapie étant sans doute « art de l’interprétation », effets et affects se modifiant vers un mieux ou un pire, selon le sens que l’on donne à une souffrance, un événement, un rêve ou un   texte sacré.

« L’homme est condamné à interpréter », c’est en cela qu’il est  libre. Les événements sont ce qu’ils sont, ce qu’on en fait dépend du sens qu’on leur donne. Philon et les Thérapeutes sont avant tout des herméneutes ; apprendre à interpréter les Écritures est l’entraînement, l’exercice nécessaire qui leur apprendra à interpréter la vie, à la « jouer » le mieux possible, c’est-à-dire, en union avec le Logos qui l’inspire.

Sa méthode d’interprétation est également une étape importante dans l’histoire de l’exégèse. Cette façon de considérer les personnages bibliques non seulement comme des êtres historiques, mais aussi comme des « archétypes », des images structurantes à l’œuvre dans l’inconscient de chaque être humain n’est pas sans rappeler certaines lectures jungiennes contemporaines   des textes sacrés. On peut penser aussi aux travaux de Gilbert Durand et d’Henry Corbin ; pour eux, la Bible est un livre où l’inconscient vient se « recharger », se nourrir des images et des symboles qui peuvent l’aider à vivre, et donner sens à des événements personnels ou collectifs qu’aucune approche purement rationnelle n’arrive à justifier. Il s’agirait donc de lire la Bible et les textes sacrés comme textes de l’inconscient, et de ne pas leur demander des raisons ou des explications, mais une orientation et un   Sens. Le drame des fondamentalistes, que dénonce déjà Philon, c’est de s’arrêter à la lettre, à l’histoire, de s’y enfermer et de vouloir y enfermer les autres. Cette façon de considérer les personnages bibliques comme des « états d’âme », des « états de conscience », ou encore comme différents modes d’incarnation de l’Être Unique, que l’on peut retrouver en soi-même, risque sans doute de relativiser la dimension historique de la Bible, mais elle aussi pour fonction d’ouvrir notre histoire à la transcendance. « Être dans le monde et ne pas être de ce monde », « respecter la lettre, ne pas oublier l’Esprit ». Les interprétations de Philon n’auront pas toujours cet équilibre, et il se montrera parfois plus platonicien que juif. Le monde comme la lettre des Écritures l’ennuie, il faut en sortir, fuir tous ces « corpus » sensibles ou scripturaires qui nous alourdissent, nous « enterrent », en tout cas qui encombrent la pure lumière dont la contemplation est le but de la vie humaine. Origène, et à sa suite la plupart des Pères de l’Église, reprendront les méthodes allégoriques de Philon, relisant l’histoire même du Christ comme un mystère de mort et de résurrection qui doit s’accomplir en chacun, autrement dit : une initiation ; ou une prise de conscience de la filiation divine que le Logos révèle ou réveille en chacun.

Albin Michel, 1993 / Poche, 1999