La vie spirituelle benoît moine ed. Cerf 1980
C’est un grand privilège quand on peut aborder l’étude .d’une religion en rencontrant un de ses représentants ou un de ses maîtres, surtout si ce maître a pour mission précise d’« incarner›› et de transmettre avec la plus grande pureté possible la tradition reçue de ses pères.
L’actuel Dalaï Lama est un peu plus que tout cela; il représente aussi la souffrance de six millions d’hommes vivant sous l’oppression. On ne peut qu’être touché par son attitude vis-à-vis de l’envahisseur, une attitude que l’on peut qualifier d’évangélique, si l’amour des ennemis est au cœur même de l’Évangile.
Il ne faut pas chercher ici une étude comparée du bouddhisme et du christianisme; il s’agit simplement d’être sensible au témoignage de « la lumière et de la vérité qui habite le cœur de tout homme ». Toute parole vraie ne vient-elle pas du Saint Esprit? Toute attitude juste n’est-elle pas inspirée par ce même Esprit ?
TENZJN GYATSO, le quatorzième Dalai Lama, est né en 1935, dans une famille de paysans à Takster, un petit village au nord-est du Tibet.
A l’âge de deux ans, Tenzin est reconnu comme la présente incarnation du Dalai Lama (en se montrant capable d’identifier différents objets, rosaire, bâton, etc., qui lui auraient appartenus dans une « vie antérieure ››, selon la terminologie tibétaine).
A quatre ans, on le conduit à Lhassa, capitale du Tibet, où l’on commence son éducation.
Pressé par l’invasion chinoise, il est forcé d’assurer, à l’âge de quinze ans, ses fonctions politiques. Malgré ses dons évidents de diplomate, il ne peut obtenir la sauvegarde et l’indépendance du Tibet; en 1959, devant la violence de l’envahisseur, il est obligé de prendre la fuite. Après plusieurs jours de traversée dans l’une des plus hautes montagnes du monde, il rejoint les réfugiés tibétains dans l’espoir de préserver, malgré tout, leur héritage et leurs traditions.
C’est quelque chose de cette tradition que le Dalaï Lama est venu nous transmettre à l’Université de Syracuse, la seule université dans l’État de New York qu’il ait visitée lors de son premier voyage aux États-Unis en octobre 1979.
Le premier élément de cette tradition tibétaine, c’est le Dalaï Lama lui-même. Pouvons-nous comprendre en Occidentaux ce qu’est un Dalaï Lama comme le comprennent les Tibétains lorsqu’ils se prosternent à ses pieds et attendent de lui la bénédiction ?
Lama veut dire « être supérieur » et par extension « Maitre ››, « Gourou››.
Dalai peut se traduire « Océan de compassion ›› et Dalaï Lama : « Maitre de l’infinie compassion ››.
Pour les Tibétains, le Dalaï Lama n’est pas d’abord une personne, un individu (l’aspect auquel s’intéresse le biographe), ni même le tenant d’un office politico-religieux, pape ou patriarche (l’aspect qui intéresse les hommes politiques et les historiens). ll est davantage une sorte d’ « émetteur cosmique ››, un noeud de forces à travers lequel les énergies divines, les énergies de la compassion sont diffusées sur l’univers et plus particulièrement sur le peuple tibétain. « Précieux protecteur ›› est un nom des noms du Dalaï Lama; son activité est donc avant tout une « activité de présence » au-delà de ce qu’il peut dire et faire. Dans ce contexte, on comprend quel drame peut représenter son exil pour les Tibétains. Une notion familière aux Tibétains et également difficile à comprendre pour les Occidentaux est la notion de « renaissance ››. L’actuel Dalaï Lama est en effet le quatorzième corps, qu’emprunte le Bhoddhisattva Chenrexig, principe céleste de compassion et de pitié manifesté dans une forme humaine.
Dans son acception populaire, le terme réincarnation suggéré une âme individuelle passant d’un corps dans un autre, une âme qui change de corps comme on change de vêtement lorsque celui-ci est usé.
C’est oublier que, pour le bouddhiste, la notion d’âme individuelle ne veut strictement rien dire. La doctrine de l’anatma (non-soi) peut être considérée comme un trait caractéristique et essentiel de la doctrine bouddhiste. Etre « éveillé » (être un bouddha) c’est comprendre qu’il n’y a pas de « Soi », c’est sortir de l’illusion dans laquelle nous retient tout attachement ii soi comme être individuel, séparé des autres, séparé du cosmos.
Le Dalaï Lama, des son plus jeune âge, est éduqué dans cette doctrine de non-attachement à soi, et c’est dans la mesure de son effacement qu’il peut remplir sa fonction et « véhiculer » dans le monde de l’espace et du temps ce qui est « sans origine ››, « sans cause ›› l : l’infinie compassion qui veut la libération de tous les êtres. Quoi qu’il en soit de son identité divine et humaine, ce qui frappe lorsqu’on rencontre l’actuel Dalaï Lama, c’est sa simplicité; « être aussi simple, aussi humble, lorsque depuis l’age de deux ans on vous considère comme Dieu incarne, c’est la qu’il faut chercher le miracle, le « Pouvoir Suprême », faisait remarquer Huston Smith, lors de la première rencontre avec le Dalaï Lama.
Tenxin Gyatso n’est pas seulement versé dans la méditation et les Écritures tibétaines, il s’intéresse à la botanique, au bricolage et aux récentes découvertes de la science (une de ses discussions favorites concerne le DNA, transmetteur de l’information génétique et sa relation avec la doctrine de la réincarnation).
Quel que soit le niveau de conscience ou d’ouverture de cœur dans lequel on se trouve, on ne peut pas manquer d’être touche par la honte et la joie qui émanent de cet homme.
Sa poignée de main est chaude et franche ; on rencontre rarement un être aussi parfaitement lui-même et aussi à l’aise dans son rôle et sa fonction. Ce ne devait pourtant pas être facile d’être un Dalai Lama en cet après-midi du 9 octobre, lorsque entoure des professeurs de l’Université, d’un chef indien, d’un swami hindou, d’un moine zen, d’un évêque, d’un rabbin et de quelques pasteurs et pastourelles, il dut répondre à nos questions. Ce sont ses réponses qui sont publiées et traduites ici pour la première fois pour les lecteurs de La Vie Spirituelle.
Avec une certaine habileté, le Dalai Lama se dérobe aux questions trop précises ou trop métaphysiques. La vérité dont il veut nous parler ne s’obtient pas par une accumulation de savoir, mais par une transformation de la vie, ce qui donne une saveur morale à tout son message. Il ne suffit pas d’avoir des idées vraies, il faut vivre justement. « Celui qui fait la vérité, celui qui est compatissant envers tous les hommes, celui qui aime ses ennemis, celui-là seul connait la lumière. ››
fr. Jean-Yves LELOUP, op (Syracuse, USA)
1. Cf. la doctrine bouddhiste de la non-causalité.