parenthèses l’usage de nos sens », fermer les portes de la perception, mais
au contraire les ouvrir, introduire du pneuma, du souffle dans chacun
d’eux pour qu’ils deviennent les organes de la connaissance de Dieu.
C’est ainsi d’ailleurs que l’ont compris les Pères de l’Eglise lorsqu’ils
élaborèrent la doctrine des « sens spirituels » c’est-à-dire des sens spiri-
tualisés, habités, animés par l’esprit de Dieu, l’homme n’étant pas dans
l’anthropologie chrétienne « le tombeau de l’âme » (cf. Platon), mais
« le Temple de l’Esprit » (cf. saint Paul).
Origène, et à sa suite Grégoire de Nysse, Macaire, Diadoque de
Photicé, Maxime le Confesseur, Syméon le nouveau théologien, pro-
poseront toute une pédagogie des sens spirituels, en lien d’ailleurs avec
la vie sacramentelle, car il s’agit toujours de s’élever du domaine sensible
vers le royaume qui est « au-delà des sens », « aller de ces réalités qui
passent vers la réalité qui ne passe pas ». Les sens ne sont pas détruits,
mais transfigurés ; ils deviennent des sens divins, qui rendent l’homme
de plus en plus « capax dei ».
Un examen de la question fera dire, suivant le terme de l’écriture,
qu’il existe une sorte de genre, un sens divin que le bienheureux trouve
à présent, au dire de Salomon: « tu trouveras un sens divin ». Et ce
sens comporte des espèces : la vue qui peut furet les réalités supérieures
aux corps, dont font partie les chérubins et les séraphins ; l’ouïe perce-
vant des sons dont la réalité n’est pas dans l’air; le goût pour savourer
le pain descendu du ciel et donnant la vie au monde ; de même encore
l’odorat, qui sent ces parfums dont parle Paul, qui se dit être « pour
Dieu la bonne odeur du Christ », le toucher grâce auquel Jean affirme
avoir touché de ses mains « le Logos de Vie ». Ayant trouvé le sens divin,
les bienheureux prophètes regardaient divinement, écoutaient divine-
ment, goûtaient et sentaient de la même façon, pour ainsi dire d’un
sens qui n’est pas sensible ; et ils touchaient le Logos par la foi, si bien
qu’une émanation leur arrivant de loin pour les guérir. Ainsi voyaient-ils
ce qu’ils écrivent avoir vu, entendaient-ils ce qu’ils disent avoir entendu,
éprouvaient-ils des sensations du même ordre lorsqu’ils mangeaient,
comme ils le notèrent, le “rouleau” d’un livre qui leur était donné
(Origène C.cels I, 48).
Pour Origène encore, le Dieu qui habite une « lumière inaccessible »
peut être dit saisissable de quelque manière par les sens et non seulement
par le coeur et l’intellect, parce qu’il s’est réellement incarné en jésus-
Christ. Comme le dira Irénée:
« Jésus est le visible de l’invisible. » Dieu, nul ne l’a jamais vu et
ne le verra jamais. Dieu n’est saisissable, compréhensible que dans sa
création ou son « humanité ».
Le Christ devient l’objet de chaque sens de l’âme. Il se nomme
la vraie lumière pour illuminer les yeux de l’âme ; le verbe pour être
entendu, le pain pour être goûté ; de même il est appelé huile d’onction
et nard pour que l’âme se délecte de l’odeur du Logos ; il est devenu
« le Verbe fait chair » palpable et saisissable, pour que l’homme inférieur
puisse saisir le Verbe de Vie. Le même Verbe de Dieu est tout cela
(Lumière, Verbe, etc.). Il le devient dans une oraison fervente et il ne
permet pas qu’aucun des sens spirituels soit dépourvu de grâces (Ori-
gène in Cant. II).
MEDITER ET PRIER DANS TOUS LES SENS
Dans la prière, l’oeuvre de l’Esprit, avant d’illuminer, est de guérir,
de rendre à l’homme le bon usage de ses sens afin qu’il puisse – en
vérité – voir, entendre, toucher, sentir, goûter « ce qui est » et entrer
dans la Présence de « Celui qui Est ».
L’exercice méditatif de tous les sens pourrait être ainsi l’introduction
à une oraison profonde.
Il s’agit de les considérer comme des alliés dans la prière et
non comme des ennemis ou des obstacles à la grâce.
Tout ce qu’on sait de Dieu, c’est toujours un homme qui le sait.
Tout ce que l’homme sait de Dieu, il le sait dans son corps. Paul
Evdokimov, à la suite de la tradition orthodoxe, parlera d’une « sensation
de Dieu » indiquant la participation de tout l’être à la prière.
Dans l’étude contemporaine des processus de la mémoire on connaît
mieux l’importance du corps. On ne se souvient que de ce que l’on
a réellement éprouvé dans son corps. Se souvenir de Dieu dans la
tradition ancienne n’est pas un simple acte de l’intelligence et du coeur,
c’est garder en soi l’empreinte d’une présence. « Marche en ma présence
et sois parfait » disait Dieu à Abraham.
Prier ce n’est pas penser à Dieu ; c’est entretenir la sensation d’une
présence qui nous enveloppe et qui nous guide.
Bien sûr il ne s’agit pas de réduire cette présence à la sensation que
nous pouvons en avoir (comme à la compréhension ou l’amour que
nous pouvons en avoir).
La présence déborde de toute part notre appréhension, mais néan-
moins « selon notre capacité » qui reste toujours à élargir, elle se com-
munique réellement à nous.
L’essence de Dieu demeure inaccessible, c’est son énergie qui se
communique à nos sens, pourrions-nous dire en reprenant les distinc-
tions de Grégoire Palamas. Nous ne sommes pas au coeur du soleil,
et pourtant chaque rayon de sa lumière c’est bien le soleil… Prier, c’est
être nu et se laisser ensolleiller.
L’ascèse commence par une purification de tous les sens. Il s’agit
de les accorder à la présence de l’incréé, de les rendre silencieux, sans
les interprétations du mental, c’est-à-dire nus dans l’étreinte avec ce
qui est.
ÉCOUTER
« Ecoute Israël… tu aimeras… »
Le premier commandement c’est « Ecoute ». Prier, en effet, ce n’est
pas d’abord parler à Dieu, c’est plutôt se taire pour écouter. Et ce qu’on
entend d’abord, ce n’est pas son infini silence, c’est le bruit de nos
pensées, de nos représentations, des concepts que nous nous sommes
forgés au long des siècles. Écouter ce bruit, ces rumeurs, puériles ou
grandioses, ces mots qui nous disent quand même quelque chose de
Dieu. « Quelque Chose » justement ; or Dieu n’est pas « une chose qui
Cause » mais « quelqu’un » dont la présence résonne en nous et qui fait
naître parfois le chant, parfois la parole prophétique. Echos puissants
et incertains de cette Présence.
Ecouter… ouvrir l’oreille… On dit souvent qu’Israël est le peuple
de l’Ecoute plutôt que celui de la vision (les Grecs) mais pourquoi pri-
vilégier un sens plutôt qu’un autre, prier avec un sens plutôt qu’avec
un autre ? N’existe-t-il pas une écoute globale qui est attention globale
à ce qui est…
Il est vrai que dans le désert il n’y a rien à voir. Les yeux s’appuient
mal sur la lumière… mais il y a des chants de sable, des frémissements
d’animaux et des voix dans le vent, des paroles en dedans… « Ecoute
Israël. »
Le peuple qui porte la parole de Dieu est le peuple de l’Ecoute.
Prier c’est écouter.
Tendre l’oreille, et parfois résister au désir d’entendre quelque chose,
jusqu’à ce que le silence creuse en nous un plus haut désir. Comprendre
alors que celui qui nous parle ne nous dira jamais un mot…
Ecouter nous tait de toutes parts et dans ce silence nous saisissons
à quel point l’Autre est tout Autre et à quel point il existe…
VOIR
Le livre de job se termine par ces paroles qui semblent indiquer
une certaine supériorité de la vision sur l’écoute. L’écoute maintient
la distance; dans le regard, la présence apparaît dans sa proximité.
« Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux
t’ont vu.
Ainsi je retire mes paroles, je me repens sur la poussière et sur la
cendre. » ( Job 42/5).
Entendre quelqu’un ce n’est pas encore le voir; or le désir de
l’homme c’est aussi le désir de voir et s’il s’agit de Dieu, le voir « tel
qu’il est », comme le dit saint Jean, et non pas seulement tel qu’on
peut l’imaginer, le penser, le représenter…
« Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblable,
parce que nous le verrons tel qu’Il est. » (I, Jn, 3/2)
Pour voir Dieu « tel qu’il est » l’œil tout comme l’oreille a besoin
d’être purifié. Sinon il risque fort de ne voir qu’un mirage, une projection.
Notre regard est si souvent chargé de mémoire, de jugements, de
comparaisons…
Qui une fois seulement aurait vu la rose saurait ce qu’est prier…
La rose ou un visage.
Là où les hommes voyaient une adultère ou une pécheresse, jésus
voyait une femme; son regard ne s’arrêtait pas au masque ou ã la
grimace, il contemplait le visage.
Prier c’est contempler le visage de toutes choses, c’est-à-dire sa
présence, son tutoiement fraternel qui en fait un signe de la tendresse
de Dieu.
On est toujours beau dans le regard d’un homme qui prie ; il n’est
pas dupe de nos simagrées, mais il regarde plus loin, vers ce que nous
sommes de meilleur. Il regarde Dieu.
Pour mieux prier, si nos yeux commençaient à voir ce qu’ils voient,
si notre regard prenait le temps de se poser et de se reposer en ce qu’il
voit, il découvrirait aussi que toutes choses nous regardent, que toutes
choses prient.
Cesser de mettre des étiquettes.
Passer de l’observation à la contemplation, tel est le mouvement
de la prière des yeux.
Saisir tout ce qu’il y a d’invisible, dans ce que l’on voit.
Aller vers ce point inaccessible où se rencontrent les regards.
Voir devient vision.
Vision devient union.
« Nous lui devenons semblable parce que nous le voyons tel qu’ll
est. »
TOUCHER
Entendre, voir nous tiennent dans la proximité. Mais la présence ne
se fait étreinte que par le toucher. C’est d’ailleurs la progression indiquée
par saint jean dans sa première Épître comme si l’usage de chaque sens
manifestait un degré d’intimité particulier avec le Verbe de Vie:
« Ce qui était des le commencement
Ce que nous avons entendu
Ce que nous avons vu de nos yeux
Ce que nous avons contemplé
Ce que nos mains ont touché du Verbe de Vie
Car la vie s’est manifestée…
Nous en rendons témoignage » (I, Jn, 1)
Ce que nous entendons, voyons, touchons, précise saint Jean, c’est
« ce qui est dès le commencement ». Nous n’avons rien à ajouter, rien
à inventer ; il s’agit d’appliquer nos sens ã ce qui est pour que « cela »
puisse se manifester.
Le toucher quelquefois fait peur comme s’il se rapportait à une
sensorialité plus épaisse que celle de l’Écouter ou du Voir, plus rattaché
à la matérialité, à la pesanteur des choses.
Dans la prière, l’oreille devient capable d’entendre l’inaudible, l’œil
de voir l’invisible. Ne rend-elle pas aussi le Toucher capable de sentir
l’impalpable, l’espace dans la surface ? On se rappelle cette expérience
de Teilhard de Chardin serrant dans sa main un morceau de métal;
ce fut sa première « sensation de Dieu » ; un infini se rendit présent
dans cet infime morceau d’univers…
« Si vous saviez combien la peau est profonde », disait encore Paul
Valéry. Oui, cela dépend comment on la touche… Il y a des personnes
qui vous touchent comme une écorce et d’autres qui vous remuent
jusqu’à la sève. Il y a des mains qui vous aplatissent, vous chosifient,
vous bestialisent et il y a des mains qui vous apaisent, vous guérissent
et quelquefois même vous divinisent (cf. l’imposition des mains, pour
la guérison mais aussi pour la communication de la grâce).
Les Anciens parlent souvent de la prière des mains à propos du
travail, mais les mains ne prient-elles que lorsqu’elles travaillent ? Ne
peuvent-elles pas prier aussi lorsqu’elles caressent, c’est-à-dire lorsque
l’amour et le respect les habitent, les « spiritualisent » ?
La prière du Toucher, c’est la prière d’un corps qui ne s’agrippe
pas, qui ne se referme pas sur l’autre. Toucher Dieu ou se laisser toucher
par Lui, ce n’est pas se sentir écrasé, mais se sentir enveloppé d’espace.
Dieu jamais ne nous étouffe.
La prière est une étreinte qui nous rend libres.
On ne prie pas avec les poings fermés, ni avec des griffes, ni avec
de la glue au bout des doigts…
On ne peut prier que les mains ouvertes, les paumes offertes « devant
Toi, Seigneur ».
GOÛTER
A force de bien Entendre, de bien Voir, et de bien Toucher, la
Présence s’est rendue plus familière. Le contact est établi. Pouvons-
nous faire encore un pas dans l’intimité ? Le psaume nous y invite:
« Goûtez combien le Seigneur est bon ». Il s’agit de goûter et de savourer
cette Présence.
L’étymologie du mot sagesse = sapientia, sapere, nous rappelle que
le sage, c’est celui qui sait goûter, celui qui « goûte » la saveur de l’Etre
dans ses formes les plus variées.
Prier, c’est avoir le goût de Dieu. « Qu’il me baise des baisers de
sa bouche », dit le premier verset du Cantique des Cantiques et le
commentaire du Zohar ajoute : « Lorsque le Saint – béni soit-il – révéla
À Israël, sur le mont Sinaï, le Décalogue, chaque parole se divisa en
soixante-dix sons ; et ces sons apparurent aux yeux d’lsraël comme autant
de lumières étincelantes.
Israël vit aussi – de ses propres yeux- la Gloire de Dieu, ainsi qu’il est écrit :
« Et tout le peuple vit les bruits » (Ex. XX, 18). L’Ecriture
ne dit pas « entendit », mais « vit » (rô’îm). Ce bruit s’adressa à chacun
des lsraélites et lui demanda : « Veux-tu accepter la loi qui renferme
tant de préceptes négatifs et de commandements ? »
L’Israélite répondit : « Oui l » Alors le bruit baisa chaque lsraélite
à la bouche, ainsi qu’il est écrit: « Qu’il me baise des baisers de sa
bouche ! » (II, 146 a).
Il ne suffit pas « d’entendre » le commandement de Dieu. Il faut
encore le « voir » incarné dans la personne du juste, puis enfin le
« goûter », l’apprécier par soi-même, le manifester par sa vie.
Rabbi Isaac dit encore dans le Zohar (II, 124 b) : « Pourquoi l’Ecriture
ne dit-elle pas : qu’il m’aime au lieu de « qu’il me donne un baiser » ?
– Par le baiser, les amis échangent leurs esprits (leurs souffles), et c’est
pourquoi le baiser s’applique sur la bouche, source de l’esprit (pneuma).
Quand les esprits de deux amis se rencontrent par un baiser, bouche
sur bouche, ces esprits ne se séparent plus l’un de l’autre. De là vient
que la mort par un baiser est tant souhaitable, l’âme reçoit un baiser
du Seigneur, et elle s’unit ainsi à l’Esprit-Saint pour ne plus s’en séparer.
Voilà pourquoi l’Assemblée d’Israël dit : « Qu’il me donne un baiser
de sa bouche pour que notre esprit s’unisse au Sien et ne s’en sépare
plus. ».
Ce langage imagé peut nous irriter, mais si Dieu « parle aux hommes »,
pourquoi ne dirait-on pas aussi qu’ « Il les embrasse » ?
La tradition nous dit que Moïse serait mort d’un baiser de Dieu, indiquant par là,
de façon symbolique, dans quel état d’union l’avait conduit sa prière.
Dieu, dans l’expérience d’oraison, n’est pas sans saveur,
bien qu’aucune saveur, aucune comparaison ne puisse approcher la Réalité
qu’ll Est. Les Peres de l’Eglise – à la suite des Rabbins – reprendront
ce thème du goût dans la prière et du baiser mystique
à propos de l’Eucharistie. Le Sacrement est le signe sensible
d’une réalité invisible, comme le baiser de la mer à son enfant
est le signe sensible de l’amour qu’elle lui porte.
L’Eucharistie est le signe sensible de l’amour que Dieu a pour
nous. ll se fait notre pain, notre vin; Il veut être goûté, connu de
l’intérieur.
On sait les répercussions dans le corps humain d’un baiser sur les
lèvres et le frémissement intime qu’il peut réveiller. La prière savou-
reuse est une entrée dans la chambre nuptiale, mystère de l’Union du
créé et de l’incréé. Dieu est alors expérimenté, dira saint Augustin,
comme « tout Autre que moi-même et plus moi que moi-même ».
SENTIR
Après l’étreinte, le corps de l’autre a laissé sur notre propre corps
un peu de son parfum et on peut demeurer encore longtemps comme
enveloppé de sa présence… De nouveau, c’est la métaphore amoureuse
qui semble plus adéquate que la métaphore conceptuelle pour décrire
le vécu de cette forme de prière : « Mon Bien-Aimé est pour moi un
sachet de myrrhe qui repose entre mes seins ». (Cant. l, 15)
Il n’y a pas de plus belle image, diront les rudes ascètes du Désert,
pour décrire les plus hauts degrés de la prière du coeur. La Présence
de Dieu nous imprègne alors au-dedans et au-dehors et tous nos actes
sont comme l’aura parfumée du Christ vivant en nous…
A propos du verset I, 12 du Cantique: « Tandis que le roi était
dans son salon, mon nard a exhalé son parfum », le Zohar disait déjà :
« Le roi désigne le Saint, béni soit-il » ; « dans son salon » désigne l’homme
attaché au Seigneur et marchant dans la bonne voie, homme dans lequel
le Seigneur fixe sa résidence ; « mon nard a exhalé son parfum » désigne
les bonnes œuvres de l’homme (I, 56 b).
L’odorat est peut-être notre sens le plus subtil, mais aussi celui que
le monde contemporain semble craindre le plus si on en croit le succès
des déodorants… (ou peut-être que le monde n’a plus la bonne odeur
qu’il avait autrefois ?) Le parfum de quelqu’un, c’est un peu son secret,
son « essence », et on dira d’une personne, de façon significative bien
qu’irrationnelle: « je ne peux pas la sentir ».
Dans le domaine de la prière, les phénomènes de parfums, dits
« surnaturels » ne sont pas rares. Que l’on pense à l’expérience que
peuvent faire certains dans leur oraison à Notre-Dame-du-Laus; la
Vierge y manifeste sa présence par un parfum qui ne ressemble ã aucun
de ceux qu’on trouve dans les flacons coûteux de nos grands magasins.
Saint Séraphim de Sarov initie son ami Motovilov à la prière dans
l’Esprit, par la présence non seulement d’une grande qualité de paix
et de douceur, mais aussi par un parfum (cf. V. Lossky in Théologie
mystique de l’Eglise d’Orient, pp. 226-227).
Par ailleurs, aucune tradition n’ignore le pouvoir de l’encens. Son
rôle est véritablement de nous faire entrer dans un nouvel état de
conscience, de nous éveiller à la beauté de la Présence. Alors on peut
ne plus vouloir rien entendre, fermer les yeux, « respirer seulement »,
et dans chaque inspir, sentir se répandre dans tous nos membres la
Présence même du Vivant.
Répandre son parfum symbolise également l’acte par lequel on se
remet totalement à Dieu dans la prière. C’est l’acte d’amour par excel-
lence; qu’on songe à Marie-Madeleine aux pieds de Jésus.
Quand nous disons avec le psaume : « Que ma prière s’élève devant
Toi comme l’encens », cela veut dire que nous nous en remettons à
Dieu dans « notre essence, comme dans notre existence ». Tout Lui
appartient désormais, comme le grain d’encens appartient à la flamme.
LA LITURGIE OU L’UNIFICATION DE TOUS LES SENS
On a trop lu saint Jean de la Croix pour ne pas se méfier des sensa-
tions dans la prière, que celles-ci soient auditives, visuelles, gustatives
ou olfactives.
Prier, en effet, ce n’est pas rechercher des sensations. Ce n’est pas
non plus s’y complaire, mais c’est les accueillir si elles arrivent, comme
un don de Dieu.
Mais il convient de les utiliser avec discernement : des sens, comme
de la raison, il existe une utilisation divine, naturelle ou démoniaque.
L’utilisation divine ou céleste, c’est l’utilisation que nous pouvons
en faire dans la prière : les orienter vers Dieu et aller ainsi vers Lui de
tout notre être.
L’utilisation naturelle ou terrestre, c’est l’utilisation que
nous pouvons en faire dans la méditation, pour mieux entendre,
voir, goûter, toucher, respirer “ce qui EST ».
L’utilisation infernale ou démoniaque, c’est l’utilisation que nous
pouvons en faire dans un narcissisme stérile et schizoïde qui nous coupe
du Réel. On s’enferme alors (être en enfer = être enfermé) dans une
suite décousue de sensations que l’on prend pour toute la réalité,
absolutisation du relatif qui est de nouveau une forme d’idolâtrie.
La sensation peut être ainsi une icône, une image ou une idole :
-une icône lorsqu`elle nous met en présence de Dieu; réalité
visible qui nous conduit ã la Réalité Invisible;
– une image lorsqu’elle nous révèle la beauté de toute surface
mais sans pénétrer dans sa profondeur;
-une idole lorsque nous sommes « aliénés » à sa forme particulière et
que nous sommes tentés de la prendre pour « l’unique réalité »
La Liturgie dans la tradition ancienne, qui est le lieu de la prière
commune, va être aussi le lieu de la purification et de l`unification
de tous les sens. Cette Liturgie s’adresse, en effet, non seulement à
l’intellect et au coeur, mais aussi à tous les sens:
– aux oreilles par les chants,
– aux yeux par les icônes et par les lumières,
– au toucher par la posture, les métanies (prostrations), le contact
avec les icônes,
– au goût par l’Eucharistie,
– à l’odorat par l’encens.
Aucun sens ne doit être exclu de la louange. C’est l’homme tout
entier qui doit entrer dans la Présence ; c’est le processus même de la
Transfiguration. La Liturgie, c’est la prière de tous les sens rassemblés,
comme « des brebis raisonnables », à l’appel du Vrai Berger. L’homme
peut alors chanter, avec saint Augustin:
« Tard je t’ai aimée
Beauté ancienne et si nouvelle
tard je t’ai aimée
…
Tu étais au-dedans de moi
et moi j’étais dehors…
Tu étais avec moi
et je n’étais pas avec toi…
…
Tu m’as appelé, tu as crié,
Et tu as vaincu ma surdité.
Tu as montré ta lumière
Et ta clarté a chassé ma cécité.
Tu as répondu ton parfum
Je l’ai respiré
Et je soupire après toi.
Je t’ai goûté,
J’ai faim et soif de toi.
Tu m’as touché ;
Et je brûle du désir de ta paix. »