Question de
DEMEURES DU SACRE
Pour une architecture initiatique
Question de /Albin Michel 1987
Plus important que le construire ou le bâtir est l’habiter, car l’homme ne cherche pas tant un logement qu’une demeure. “Comment habiter en poète sur la terre?’’ Comment y demeurer… sans y être dans l’enfermé, sans y ressentir la blessure de l’étroit… car il n’est de demeure que dans l’Ouvert…
L’habiter véritable est entouré de ciels…
Martin Heidegger, dans une de ses conférences1, pose bien le problème : “La Condition humaine réside dans l’habitation, au sens du séjour sur terre des mortels.
Mais «sur terre» déjà veut dire «sous le ciel». L’un et l’autre signifient en outre «demeurer devant les divins» et impliquent «appartenant à la communauté des hommes». Les Quatre : la terre et le ciel, les divins et les mortels, forment un tout à partir d’une Unité originelle.
La terre est celle qui porte et qui sert, elle fleurit et fructifie, étendue comme roche et comme eau, s’ouvrant comme plante et comme animal. Lorsque nous disons «la terre», nous pensons déjà les trois autres avec elle, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.
Le ciel est la course arquée du soleil, le cheminement de la lune
[1] “Bâtir-habiter-penser”, conférence faite le 5 août 1951 dans le cadre du II’ entretien de Darm- stadt sur “L’Homme et l’Espace”.
sous ses divers aspects, la translation brillante des étoiles, les saisons de l’année et son tournant, la lumière et le déclin du jour, l’obscurité et la clarté de la nuit, l’aménité et la rudesse de l’atmosphère, la fuite des nuages et la profondeur azurée de l’éther. Si nous disons «le ciel», nous pensons déjà les trois autres avec lui, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.
Les divins sont ceux qui nous font signe, les messagers de la Divinité. De par la puissance sacrée de celle-ci, le dieu apparaît dans sa présence ou bien se voile et se retire. Si nous nommons les divins, nous pensons déjà les trois autres avec eux, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.
Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels parce qu’ils peuvent mourir. Mourir veut dire : être capable de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt, il meurt continuellement, aussi longtemps qu’il séjourne sur terre, sous le ciel, devant les divins. Si nous nommons les mortels, nous pensons déjà les trois autres avec eux, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.”
Cette simplicité, cette unité des Quatre, ce qui les rassemble ou les tient ensemble, Heidegger l’appelle le quadriparti (Das Gevierf) — (ce qui divise ou ce qui tient en quatre) ; à quadriparti, je préfère le terme de ‘‘quaternel” (bien que ce mot n’existe pas dans la langue française) parce qu’il introduit la temporalité dans ce qui pourrait rester trop “spatial”.
Si l’architecture est “science des orientations”, cette orientation est quaternelle : vers la terre, le ciel, les divins, les mortels. C’est l’orientation qui fait du logement un lieu, une demeure, quelquefois même un temple sinon une “bergerie” pour l’Etre.
S’il manque une de ces orientations, la demeure est inhabitable… l’homme n’en meurt pas, mais le poète est étouffé.
Si elle manque de terre, la demeure n’est pas fondée.
Si elle n’a pas de ciel, elle n’est pas éclairée.
Si elle est fermée aux divins, elle n’aura jamais la visite de l’inattendu.
Si à sa fenêtre ne se penche pas le proche, si elle est sans table dressée pour les mortels, les murs l’ennuieront ; elle devient demeure tombale.
Avant de construire, il nous faut apprendre à habiter.
“Les mortels habitent alors qu’ils sauvent la terre pour prendre le mot «sauver» dans son sens ancien que Lessing a encore connu. Sauver (retten) n’est pas seulement arracher à un danger, c’est proprement libérer une chose, la laisser revenir à son être propre. Sauver la terre est plus qu’en tirer profit, à plus forte raison que l’épuiser. Qui sauve la terre ne s’en rend pas maître, il ne fait pas d’elle sa sujette : de là à l’exploitation totale, il n’y aurait plus qu’un pas.
Les mortels habitent alors qu’ils accueillent le ciel comme ciel. Au soleil et à la lune ils laissent leurs cours, aux astres leur route, aux saisons de l’année leurs bénédictions et leurs rigueurs, ils ne font pas de la nuit le jour ni du jour une course sans répit.
Les mortels habitent alors qu’ils attendent les divins comme tels. Espérant, ils leur offrent l’inattendu. Ils attendent les signes de leur arrivée et ne méconnaissent pas les marques de leur absence. Ils ne se font pas à eux-mêmes leurs dieux et ne pratiquent pas le culte des idoles. Privés de salut, ils attendent encore le salut qui s’est dérobé à eux.
Les mortels habitent alors qu’ils conduisent leur être propre — pouvoir la mort comme mort — alors qu’ils le conduisent dans la préservation et l’usage de ce pouvoir, afin qu’une bonne mort soit. Conduire les mortels dans l’être de la mort ne veut aucunement dire : faire un but de la mort entendue comme néant vide, et ne vise pas non plus à assombrir l’habitation par l’effet d’un regard aveuglément fixé sur la fin2.”
Epouser la terre, accueillir le ciel, attendre les divins, vivre avec les mortels…
Le propre du poète est de veiller aux orientations de sa demeure.
Il sera toujours blessé de l’oubli d’une des quatre…
Le corps n’est pas d’un seul membre, la maison n’est pas faite seulement de ses murs.
Le poète construit sa maison pour que vienne s’y abriter le Vent.