Lettre III
Mon cher T.,
Le Réel est partout et toujours présent en toute réalité, il ne manque jamais, manque l’attention à sa Présence.
L’Ecoute, l’attention, la vigilance c’est ce qui nous garde en état de « présence réelle », c’est-à-dire, en état de relation avec tout ce qui est, vit et respire, dans l’instant…
L’Antenne de cette Ecoute dans le corps c’est ce que j’ai appelé : « l’axe ». Comment retrouver cet axe ? et y demeurer ? me demandes-tu – y a-t-il une méthode, un son ou un chant qui puisse nous aider à le « rendre présent ? »(anamnèse essentielle).
L’axe c’est ce qui situe l’être humain sans cesse à « sa place » : sur la terre, sous le ciel, dans le Souffle.
L’axe, c’est « l’arbre de vie planté au milieu du jardin » bien enraciné dans le sol et se déployant généreusement dans l’espace, obéissant au double mouvement de la sève, vers le plus profond et vers le plus haut. L’arbre hâte sa mort prochaine et se prive de donner son ombre aux oiseaux s’il se déploie sans s’enraciner, s’il s’enracine sans se déployer.
L’enracinement et l’ouverture, tenir les deux ensemble : l’enracinement sans l’ouverture, risque de conduire le Thérapeute dans la sclérose et la répétition ; l’ouverture sans l’enracinement le garde dans la superficialité ou la dispersion – d’où l’importance d’appartenir à une tradition vivante, ce qui est transmis ce n’est pas seulement la mémoire de nos ancêtres d’Alexandrie, leurs cendres en quelque sorte, mais leur flamme toujours vive et droite : leur axe, leur colonne vertébrale, « l’arbre de vie planté au milieu du jardin ».
À côté de l’image de l’arbre, il y a celle de la flûte de roseau : « Puissé-je être une flûte de roseau dans laquelle le Souffle de Vie (Rouah – pneuma) joue sa mélodie… »
C’est cette image du roseau inspiré-expiré qui « pense » et se « dépense » qui me guidera pour te parler de l’axe.
Ciel
Souffle
Terre
J’y ajoute trois « trous », pour symboliser les trois centres vitaux les plus familiers, par où le Souffle du Réel se déploie :
Centre intellectuel – tête (noùs) ¨ lumière (cit) conscience
Centre affectif – cœur (psyché) ¨ amour (ananda) béatitude
Centre vital – hara (soma) ¨ vie (sat) existence
Les mots grecs et sanskrits sont là pour entrer en résonance avec les lieux divers de l’Anthropologia Perennis – l’humanité n’étant pas le privilège d’une race ou d’un peuple particulier.
Autour de l’être humain dans son axe, on peut représenter l’être humain « désaxé » et l’être humain « adapté ».
Névrose – Psychose L’être humain dans son axe Normose
Désaxé Intégré Adapté
Frustré Eclairé satisfait
Inquiet Apaisé Assuré
Violent Libre Maîtrisé
Être désaxé ou être adapté sont deux situations où l’être humain est « en souffrance », hors de lui-même, à côté de son axe, ce qui est littéralement le sens du mot « péché » – hamartia – en grec « viser à côté », être « hors de la cible », « pas dans son axe ».
À propos de l’homme « hors de lui-même », « désaxé », le Thérapeute se demandera : qu’est-ce qui le fait souffrir ainsi ? quels sont ses manques, ses besoins, ses attentes ? Il se demandera ensuite quelles solutions extérieures peut-on lui proposer, susceptibles de calmer son mal être, sa violence et ses frustrations ? N’y aurait-il pas également une solution ou une résolution intérieure à son conflit et à sa souffrance ? L’aider à retrouver son axe ou à retrouver son centre, c’est-à-dire, ses points d’ancrages dans le Réel, n’est-ce pas l’issue pour que de nouveau le Souffle circule en lui et chante sa mélodie ?
Sans doute ne faut-il pas aller trop vite et reconnaître d’abord les trois grands manques qui vont engendrer les trois grandes détresses et en réaction les trois grandes violences ou révoltes de l’être humain.
Qu’est-ce qui me manque ? Qu’est-ce qui te manque pour être heureux, en paix ?
Pour vivre l’homme a besoin de nourriture, d’un territoire, d’un toit, c’est le minimum dont il a besoin pour avoir un minimum de sécurité et d’identité, si ce minimum manque, il aura la nécessité de le chercher et de le prendre là où, semble-t-il, « il ne manque pas », parfois avec violence, c’est une question de survie…
Répondre à ces besoins vitaux, c’est par là qu’il faut sans doute commencer : on ne parle pas d’amour, de philosophie ou de spiritualité à quelqu’un qui a faim ou qui n’a pas de quoi se vêtir ou s’abriter pour se protéger du froid ou d’un trop dur soleil. Si la conscience du Thérapeute est réelle, si son amour est réel il prendra soin de la présence réelle de l’autre et de ses besoins vitaux, mais il sait aussi que « l’homme ne vit pas seulement de pain » et lui faire croire que la réussite sociale, l’argent, le travail, la bonne santé peuvent lui donner la sécurité qu’il cherche, serait l’entretenir dans l’illusion….
Pourtant :
« Que celui qui veut devenir pauvre, commence par être riche », c’est l’expérience de la richesse qui lui montrera que les différentes formes de sécurité extérieures, (accumulation de biens ou de territoires) ne donnent pas la sécurité et la paix, c’est parfois même le contraire, l’homme riche qu’il est devenu est plus inquiet que l’homme pauvre qu’il était (cf. le savetier et le financier).
Quel est le « secret » de ceux qui n’ont rien, aucune sécurité extérieure en plus du pain et du toit, et qui demeurent pourtant serein, sécure, et sans inquiétude du lendemain, le lendemain fut-il celui de leur propre mort ?
Sans doute ont-ils trouvés la résolution ou la solution intérieure à leur manque ? Ils sont dans l’axe du Réel, enraciné dans la grande Vie qui traverse leur petite vie fragile et mortelle.
Ils ont accepté leurs limites, leur être mortel qu’aucune sécurité extérieure ne peut leur faire oublier et dans cette acceptation ils se sont ouverts à l’infini, au sans limites, que nul ne peut acquérir et que nul ne peut perdre.
Au cœur de « la vie qu’il a », accompagner quelqu’un vers « la Vie qu’il est »… là il trouvera la sérénité du « ventre » et son « Souffle tranquille ». Il demeurera dans son axe vital…
Si l’homme ne peut vivre sans « toit », il ne peut pas vivre non plus sans « toi », l’homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi d’amour et de connaissance, il y a d’autres faims et d’autres soifs en lui qu’il s’agit de reconnaître et de respecter, sinon il demeure frustré, et il se donnera le droit de prendre par la violence ce qui lui manque et qu’il pense trouver chez l’autre… ou, cette violence se retournera contre lui-même, sous forme de dépression ou de suicide.
À côté du besoin de sécurité qui est un besoin de naissance, il y a aussi chez l’homme un besoin de reconnaissance, d’appartenance à une famille, une tribu, une société, une église… à une communauté où il trouve « sa » place. Peut être n’y a-t-il pas de plus grande douleur que l’exclusion ou l’ostracisme…
Ce que l’être humain redoute le plus n’est-ce pas cette solitude qui le coupe non seulement des autres êtres humains, mais du sentiment d’appartenance à l’univers, à la vie par une communication et une communion consciente ?
C’est dans leur prétention à répondre à ce besoin d’appartenance, que les sectes quelles soient religieuses, politiques ou thérapeutiques prolifèrent. Toutes sortes de techniques de communication ou de fusion ont été mises au point pour aider quelqu’un en manque d’identité personnelle à s’identifier à un groupe. Souvent l’être humain se contente de cette identité artificielle qui lui donne une sécurité affective suffisante pour vivre, « mais non pas toute sa vie », aimer, « mais non pas tout son amour »…
Avoir une famille, un travail, une reconnaissance sociale, une appartenance politique ou religieuse, cela ne donne pas encore la paix au cœur… ce sont des propositions ou des solutions extérieures qui donnent quelque répit à sa solitude, mais au moment du doute, de l’échec, ou de la mort (la sienne ou celle d’un proche), il la retrouve plus vive que jamais…
De nouveau, après avoir essayé ou épuisé les solutions extérieures, il lui faudra trouver « la solution intérieure ». Quel est le secret de ces êtres libres et aimants, seuls ou en compagnie, libres d’entrer et de sortir, dans leur relation, leur parti, leurs affiliations ou leurs églises ?
Ils ont accepté leur solitude essentielle et dans cette acceptation ils ne demandent plus aux autres de combler leur manque. Dans ce manque accepté, ils ont trouvé l’espace même d’une communion avec tout ce qui vit et respire, avec le Réel manifesté, incarné, représenté dans les réalités les plus diverses, proches ou lointaines.
L’Amour n’est pas une réalité extérieure que l’un pourrait chercher, acquérir, ici ou là… L’Amour c’est le Réel lui-même qui se donne en nous quand on ne lui fait pas obstacle, l’Amour c’est le Souffle même de la vie qui chante en nous sa mélodie, lorsque le centre du cœur est ouvert…
Le cœur s’ouvre parfois à l’occasion d’une rencontre, il ne demeure dans l’ouvert que lorsqu’il se laisse rencontrer par le Réel partout et toujours présent, perçu et interprété comme un « Tu » qui me fait « Je ».
C’est la confirmation affective essentielle qui seule peut le rendre heureux et confiant le temps de son existence. C’est de cette confirmation affective essentielle que naîtra sa compassion et son désir de servir tous les êtres pour qu’ils parviennent eux aussi à cette invincible tranquillité du cœur…
Il y a dans l’être humain des besoins vitaux, besoins de naissance, il y aussi des besoins affectifs, besoins de reconnaissance, il y a encore des besoins de Sens, besoins de connaissance.
Toute une littérature et différentes philosophies à la mode ne font qu’éloigner l’être humain de son axe, en affirmant que la vie est absurde, que l’univers est un chaos, que rien n’a de sens, ce qui justifiera les comportements les plus violents ou les plus aberrants… Pourtant l’être humain ne peut se satisfaire de ce qu’on lui présente comme un état de fait ; « le hasard et la nécessitée » devenu la norme.
La pire des souffrances est la souffrance à laquelle on ne peut pas donner de sens, il est normal que le Thérapeute aide et accompagne quelqu’un dans sa quête de sens.
Le sens de ce qui lui arrive, ou de ce qui arrive à son histoire, au cœur de l’histoire sociale et cosmique, il le cherchera d’abord dans les « grandes explications » que celles-ci soient scientifiques, psychologiques ou philosophiques. Il pourra ainsi accumuler toutes sortes de connaissances, qui prétendent expliquer les mécanismes du cerveau et de l’univers, les causes de la maladie ou du mal-être, etc. Ces explications sont utiles, la connaissance commence sans doute par le savoir et l’acquisition d’un certain nombre de données objectives, qui permettent de déchiffrer les symptômes ou les énigmes du monde.
Retrouver « l’usage de la raison » n’est-ce pas par ce qu’on appelle la guérison de la folie ou du désordre mental ? Le Thérapeute n’est-il qu’un sujet supposé savoir, un être de raison ? Sa fonction n’est-elle que de donner des explications aux souffrances de celui qu’il accompagne ou de l’aider à « entendre raison », c’est-à-dire, à redevenir « normal », bien adapté à une société qu’il considère néanmoins comme malade ?
Le Thérapeute n’est pas un « sujet supposé savoir », mais un sujet supposé écouter. « Je vous prête mes oreilles afin que vous puissiez mieux vous entendre » disait Françoise Dalto, c’est grâce à cette écoute que le patient va peut-être découvrir du Sens à ce qui lui arrive, au-delà des explications ou des raisons que lui-même ou ses proches, la société et parfois même les Thérapeutes veulent lui imposer.
Cela suppose de la part du Thérapeute de ne pas enfermer l’autre dans ses grilles de lecture ou d’interprétations et de demeurer dans un état de total accueil et réceptivité, alors la parole inattendue pourra se dire, le Logos qui vient de l’inconscient personnel, trans-générationnel, collectif ou cosmique pourra être entendu.
Le Logos, c’est-à-dire, l’information intérieure qui permet à l’Être humain de retrouver son axe et sa cohérence…
Le Thérapeute n’a pas à transmettre des connaissances particulières, il peut aider celui qu’il accompagne à devenir lui-même « Connaissance ». Il ne lui vend pas des techniques de bonheur ou des explications qui le rendront dépendant de ces techniques ou de lui-même, en tant que « supposé savoir » ou « solution à tous les problèmes » ; il l’invite à découvrir en lui-même « la conscience qu’il est », capable de donner sens à tout ce qui lui arrive, et peut-être à en faire une occasion de croissance et d’Eveil. Besoins de naissance, besoins de reconnaissance, besoins de connaissance – à chaque fois sans négliger les solutions et les résolutions extérieures à ces besoins fondamentaux, le Thérapeute oriente celle ou celui qu’il accompagne, vers la solution et la résolution intérieure, c’est-à-dire : « lui-même » dans l’axe du Réel se donnant en lui, comme conscience (lumière), comme amour (compassion), comme Vie (Souffle).
Il l’aide ainsi à découvrir la force (la Vie) qu’il est, ce qui répond à son besoin de sécurité.
L’Amour (la compassion) qu’il est, ce qui répond à son besoin de communion.
La Conscience (l’intelligence) qu’il est, ce qui répond à son besoin de sens.
Cet Amour, cette Conscience, cette Force c’est sa valeur, son poids de « présence réelle ». Le corps ou la forme dans laquelle le Réel se manifeste, s’incarne et se donne, il n’est pas alors seulement revenu à la raison, à la santé, à une appartenance affective, il est revenu à la réalité qu’il est :
Avec ou sans connaissances
Il est Connaissance
Avec ou sans relations particulières
Il est Amour
Avec ou sans appuis ou assurances
Il est Sérénité
Il a découvert :
• Que celui qui cherche l’amour ne le trouvera jamais ;
celui qui le donne l’a déjà trouvé.
• Celui qui cherche la connaissance ne la trouvera jamais ;
celui qui connaît ce qui est devant et derrière ses yeux l’a déjà trouvée.
• Celui qui cherche le bonheur ne le trouvera jamais ;
celui qui ne fait qu’un avec le moment présent est déjà heureux.
• Celui qui cherche la paix ne la trouvera jamais ;
celui qui est simplement là et qui respire doucement est déjà paisible.
• Celui qui cherche « qui il est » ne se trouvera jamais ;
il est déjà « qui il est ».
• Celui qui cherche le Réel, où pourrait-il le trouver si ce n’est dans la réalité qu’il est ?
Pourquoi vouloir aller là où on demeure toujours ? (le Réel).
Le Thérapeute conduit à l’épuisement des « pourquois », il ne fait qu’un avec « ce qui est ainsi » (un autre nom de l’Être que les Thérapeutes d’Alexandrie ne nommaient pas, mais qu’ils évoquaient par quatre consonnes (ou plus exactement trois) : YHWH).
Dans la Pistis Sophia, il est question de trois voyelles qui sont comme l’écho de ce Nom divin : I – α – ω (i – a – o). Ces trois voyelles, lorsqu’on les prononce de façon légère et intérieure dans le mouvement même du souffle, nous recentrent dans notre axe et font chanter notre flûte de roseau.
Besoin de Sens conscience I (i) dans la tête
Besoin de communion compassion α (a) dans le cœur
Besoin de sécurité vie ω (o) dans le hara
Les anciens Thérapeutes inscrivaient ainsi le Nom ineffable dans le corps de l’homme :
Hébreu Grec
יהןה ιαοM
Jeux de mots, jeux d’enfants ? Peut-être.
L’anamnèse essentielle, n’est-ce pas retrouver la mémoire de ce qui ne pourra jamais se dire et ne cesse de chanter en chacun de nous ?
Ce n’est pas la parole ou le secret perdu c’est le Sourire oublié…