Au hasard des mes vagabondages dans les rues de Jérusalem, je rencontrai un vieillard solitaire, le visage entre les coudes, assis sur une ruine ; il rêvait… Comme je n’arrivais pas à discerner dans son regard s’il s’agissait de nostalgie, d’espérance ou de prophétie, je m’approchai.
Les ruines étaient grandes, il y avait de la place pour deux et pour davantage. Après quelques mots de politesse, je lui demandai s’il voulait bien partager avec moi sa rêverie ou quelques-unes de ses pensées.
« Je m’appelle Melchisédech » me dit-il… Je frémis au nom du roi de Schalem, premier habitant de ce qui allait devenir « Jérusalem », bien avant Abraham, David, Salomon et tous les autres rêveurs qui hantèrent les murs et les déserts de cette ville.
Melchisédech n’est plus un nom qui se porte beaucoup de nos jours ici à Jérusalem. Ce n’est pas un nom juif, ni chrétien, ni musulman, ni bouddhiste, ni Indien… Je m’approchai un peu plus du vieil homme comme on s’approche d’une stèle engloutie, longtemps disparue et qui refait surface pour quelque raison inconnue. Je pense à mes quatre fils, me dit il. Je pense au cinquième aussi, à celui qui doit venir…
Melchisédech avait en effet quatre fils.
D’abord « un fils rebelle » qui aimait les disputes ou qui aimait que ça discute, il n’était jamais content, rien ne semblait le satisfaire, mais parfois après de longues palabres avec son père, il finissait par l’accepter et même lui obéir…
Le deuxième fils était davantage « un fils soumis ». Il ne discutait jamais la parole de son père, il ne se risquait à aucune interprétation personnelle, mais il avait tendance à imposer aux autres ce qu’il avait entendu et compris de ces paroles pour qu’eux aussi se soumettent sans discussion.
Le troisième fils avait l’air d’un « enfant responsable », qui se sentait assez libre pour discuter ou pour obéir selon ses humeurs. L’important pour lui c’était d’être en bonne relation avec son père et de deviner ce qui pouvait lui faire plaisir…
Le quatrième fils était un « fils silencieux », plutôt distant et assez peu soucieux de ce que disait ou pensait son père, l’important pour lui était de ne pas souffrir et de ne pas faire souffrir et parfois même d’être heureux.
Melchisédech aimait ses quatre enfants, ses quatre enfants l’aimaient, chacun à sa façon, mais ses quatre enfants ne s’aimaient pas entre eux…
Le fils rebelle voulait toujours avoir raison sur les autres et les laissait rarement en repos, les harcelant sans cesse de remise en cause et de questions.
Le fils soumis et le fils rebelle avaient particulièrement du mal à s’entendre, même si l’un comme l’autre faisait sans cesse référence aux paroles de leur père et à quelques-uns de ses écrits. L’un disait que cette parole devait être interprétée, discutée sans fin, sinon elle peut nous empêcher de penser, elle peut détruire notre intelligence au lieu de la stimuler, disait-il.
L’autre lui répondait que ce n’était là que prétention et arrogance. L’intelligence de l’enfant c’est de se soumettre d’abord à l’intelligence et à la parole de son père, sinon il ne fera qu’errer et entraîner les autres dans la compréhension délirante ou limitée de ce qui a été dit et écrit. Il ne faut pas interpréter la parole, il faut s’y soumettre là est la Sagesse.
Melchisédech voyait bien que ses deux premiers enfants ne s’écoutaient pas, comment auraient-ils pu s’entendre ? Tous les deux se considéraient comme « le plus raisonnable », le plus fort, l’élu et le bien aimé du père…
Melchisédech aimait l’un autant que l’autre, chacun pour ce qu’il était dans sa différence de caractère, il n’avait pas de préférence, il aurait seulement préféré que ces deux là ne se fassent pas la guerre.
Le troisième fils semblait plus conciliant, plus instable aussi dans sa position ; ses références, ce n’était pas seulement les paroles ou les écrits de son père, mais sa relation personnelle avec lui. Par moment son amour l’entraînait dans des dialogues et des interprétations sans fin, non seulement avec ce que son père disait, mais avec ce que « lui », en « ressentait », à d’autres moments son amour le conduisait à renoncer à toute intelligence et à toute volonté propre dans un mouvement d’abandon amoureux, il épousait la parole de son père, plus qu’il ne s’y soumettait.
Ce troisième fils qui ne voulait pas avoir raison mais seulement aimer son père, se montrait plutôt conciliant avec ses frères, il était tantôt en accord avec le premier tantôt avec le second. Ce qui lui valu d’être détesté par les deux, ils lui reprochaient ses atermoiements, sa subjectivité, son incapacité à prendre parti…
Le quatrième fils, le silencieux, semblait indifférent, il n’écoutait pas son père, il ne lisait pas ses écrits et n’avait aucune relation filiale ou même amicale avec lui, mais il prenait soins de la terre que son père lui avait confiée.
Chaque jour il l’arrosait doucement et pendant que les trois premiers étaient occupés par leurs discussions, leurs études ou leurs dévotions, il préparait ses repas et buvait du vin.
Les trois premiers enfants avaient un peu de mépris pour ce quatrième qui ne discutait jamais avec eux et qui semblait indifférent à l’amour comme à la querelle, seulement soucieux de son petit bonheur et qui avait compris que pour être en paix avec ses frères, il lui suffisait de cultiver le jardin, de faire la cuisine et de partager sa soupe, quand ils ne voulaient pas boire de son vin…
Melchisédech aimait ses quatre fils, il connaissait bien les qualités et les défauts de chacun :
L’intelligence du premier, sa quête infinie de vérité, mais aussi son insatisfaction perpétuelle, son impossibilité à être heureux, son manque de sécurité intérieure, qui le conduisait à en vouloir toujours plus et à prendre aux autres parfois pour se rassurer lui-même. Il savait bien pourtant qu’être rassuré ce n’est pas être certain et que la sécurité ce n’est pas encore la paix du cœur.