L’époque où vécut Maître Eckhart n’est pas sans rappeler la nôtre : c’est le temps des visions apocalyptiques de Joachim de Flore, l’espérance d’une ère nouvelle, l’attente du Saint-Esprit. C’est aussi le temps des inquisitions, des intégrismes ; le poids des institutions se fait sentir, Maître Eckhart aura à en souffrir ! En même temps, chez les théologiens et les spirituels on peut observer une réelle ouverture : Aristote, Plotin, Proclus sont traduits, les œuvres de Maïmonide, Avérroès, Avicenne sont méditées et discutées. Dans ce dialogue des idées et des cultures Maître Eckhart avait sa place, et il l’a toujours aujourd’hui.
Lorsque Suzuki met en résonance le bouddhisme et le christianisme, c’est du christianisme de Maître Eckhart dont il s’agit, et il le compare à Shankara. Isutzu, lorsqu’il met en résonance christianisme et soufisme, c’est de nouveau à Maître Eckhart qu’il fait appel.
Il y a en effet dans l’enseignement de Maître Eckhart une dimension d’universalité qui nous rappelle que le Transpersonnel n’est la propriété ou le privilège d’aucune tradition, d’aucune culture. La claire lumière n’appartient pas aux bouddhistes, pas plus que le pur amour n’est la propriété des chrétiens.
« Le Logos est la Lumière, la Vie, qui éclaire et habite tout homme venant en ce monde ». « Tout homme » précise bien l’Evangile de Jean.
Maître Eckhart interroge également les philosophes contemporains, en ce sens où nous trouvons dans son œuvre un passage d’une métaphysique de l’Etre vers une métaphysique de l’Ouvert, ou encore les théologiens, quand il s’agit de passer de la théologie du Dieu Créateur à la contemplation de la Déité incréée, renouant ainsi avec la grande tradition apophatique des premiers siècles du christianisme.
Les applications concrètes d’une telle philosophie et d’une telle contemplation dans le quotidien conduiraient à un mode de vie moii psychique et plus spirituel (pneumatique) ; il s’agit de passer de l’émotionnel et du sentimental à l’ontologique, ou pour parler dans un la; gage qui nous devient plus familier : passer du personnel (sans le ni ou le renier) au transpersonnel.
Maître Eckhart nous rappelle également que si le christianisme c bien une voie d’amour, « une voie qui a un cœur », il est aussi une voie de connaissance, une voie qui, comme le rappelle Ken Wilber, une intelligence, non seulement scientifique ou spéculative, mais au; une intelligence contemplative.
Pour Maître Eckhart, s’abîmer dans le silence de l’âme et de l’esp] nous tient plus proche de l’Infini Réel que de disserter sur la multiplicité aléatoire de nos états de conscience.
A. Maître Eckhart et les Béguines.
Avant d’indiquer le cheminement de Maître Eckhart vers ce silence et cette liberté intérieure, quelques points de repères biographique pour le situer dans son contexte (pour Eckhart comme pour d’autres, il e toujours intéressant de situer le contexte historique d’une émergence du transpersonnel, sans pour autant prétendre l’expliquer par ce contexte)
Eckhart naît vers 1260 à Hockheim en Thuringe d’une famille c petite noblesse. Il entre à dix huit ans chez les dominicains d’Erfurt achève ses études théologiques à Cologne. A cette époque les dominicains étaient des moines, des contemplatifs plus que des intellectuels qui savent prier et adorer.
Vers 1293 Eckhart est nommé professeur (lecteur) au couvent Saint- Jacques à Paris, alors capitale intellectuelle de l’Europe. Puis il devint prieur d’Erfurt et vicaire provincial de la province de Thuringe. Vers 1300 il enseigne de nouveau à Paris et revient en 1302 en Allemagne avec le titre de « Maître en théologie », titre qui le distinguera désormais de ses nombreux homonymes contemporains. Le titre de Maître en théologie était à l’époque particulièrement importante puisqu’il donnait une certaine prééminence sur les évêques en matière d’enseignement et de transmission de la foi, ce qui expliquera quelques jalousies…
En 1304, il est provincial de la nouvelle province de Saxe et fonde trois couvents. Action et contemplation ne sont pas chez lui deux opposés : son action est inspirée par sa contemplation, et c’est dans la contemplation qu’il puise la force pour mener à bien son action. En 1312 il est prieur au couvent de Strasbourg et devient le conseiller spirituel de nombreux couvents de moniales dominicaines. C’est un moment important de son évolution spirituelle ; le contact avec ces femmes et l’ineffabilité de leurs expériences, qu’il essayera de traduire en termes métaphysiques ou théologiques, l’obligent à un langage de plus en plus paradoxal. On connaît mieux aujourd’hui
l’influence de ces moniales et des Béguines sur la pensée et la spiritualité des grands rhénans, Eckhart, Tauler, Ruusbroec.
Par exemple la notion « du fond de l’âme intangible sauf à Dieu » se trouvait déjà chez Hadewijch (cf. Lettre XVIII) : « Comprenez la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot, l’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible. L’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. .. Dieu pour l’âme est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Etre divin, que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme ».