« Imagine ›› : Kandinsky, Casloriadis et le pèlerin russe.
Jean-Yves Leloup
L’Inattendu, pour les arts comme pour les sciences, est parfois source de création ou plus exactement de transcréation puisque c’est à partir d’une œuvre déjà donnée que s’opère le soul qui fera basculer l’histoire dans le Nouveau.
Quel que soit le fait, l’événement, il faut que celui-ci soit rencontré par une imagination mure, travaillée par de longues attentes, de fines esquisses, parfois même par le désespoir issu de tous ces labeurs inefficaces.
Ainsi naquit l’art abstrait.
« Car celle découverte, on le sait, ne fut pas une pensée, mais un hasard, une rencontre, la connivence d’un faux jour d’un tableau accroché à l’envers1, ce conte par de la peinture, commence vraiment comme un conte, par la porte murée qui s’ouvre, l’égarement qui conduit jusqu’a l’issue cachée ››.
Gaétan Picon évoque ici Vassily Kandinsky à Mumau qui deviendra le centre de ralliement de ceux qui formeront plus lard le groupe du Blaue Reiter (le cavalier bleu). Kandinsky travaille sur le motif en essayant de reproduire le « chœur des couleurs qui s’engouffre de la nature vers l’âme ››.
Dans ses paysages, où formes et couleurs tendent de plus en plus à former des accords autonomes, le peintre à recours à la stratification des couches colorées. Progressivement son inspiration va se distancier des objets qui « occupent ›› le Réel, ce qui donnera à ses œuvres une résonnance intime. L’épisode qui le pousse à libérer cette « nécessité intérieure ›› de toutes représentations se situe en 1908 :
«Je quittai mon dessin, plongé dans mes pensées, et j’ouvris la porte de l’atelier, lorsque je me trouvai brutalement en face d’un tableau d’une beauté indescriptible el incandescente.
Stupéfait je m’arrêtai sur place, fasciné par celle œuvre. La peinture ne possédait pas de sujet, elle ne représentait aucun objet identifiable, elle était uniquement composée de taches lumineuses de couleur. Finalement je m’approchai, et ce fut alors seulement que je vis ce que c’était réellement : ma propre toile qui était posée de côté sur le chevalet… Une chose me fut alors parfaitement claire : l’objectivité, la description des objets n’avaient aucune place dans mes toiles et elles leur étaient même nuisibles. ››2
Kandinsky et à sa suite de nombreux peintres découvrent que l’objet el sa représentation peuvent être obstacles a une rencontre plus intime avec le Réel. Paul Cézanne demandait déjà à ses proches de ne pas rester a la surface des choses el de ne pas se contenter de saisir des atmosphères aléatoires mais à porter son regard en avant, vers l’inattendu là où « il n‘y a peut être rien, peut-être tout ».
Il s’agira pour Kandinsky de s’asseoir dans la nature non pas « comme un chien ›› qui regarde sans but et sans parti pris jusqu’à pénétrer ce qu`on a devant soi (Cézanne) mais davantage peut-être, s`asseoir dans le paysage comme une chaise qui accueille tout ce qui veut bien s`y poser, et ce sont alors des rythmes, des mouvements, des signes plutôt que des formes dont la pesanteur garde encore trop de soumission aux illusions de l’évidence. Si pour Cézanne « la couleur est le lieu de la transcréation, là où notre cerveau et l`univers se rencontrent ››, pour Kandinsky c`est davantage le « signe ›› qui anime cette couleur.
« Assurément si Kandinsky écarte l`objet, ce n`est pas au bénéfice de quelque agencement décoratif. A la question : par quoi remplacer l’objet ? La réponse est : par le signe. Un signe qui ne signifie plus l`objet contingent et fragmentaire, mais la réalité rendue possible par sa totalité et son unité restituées. Ce fut très vite la certitude, et la sécurité du peintre, si, un instant, nous pouvons l`imaginer en proie au vertige, devant sa découverte de l’abstraction ››.3
Avec rigueur il s`agit d`endurer le trouble. Dans la perle des repères va naitre l`oeuvre « qui manquait au monde ››.
« Ce n’est pas bien que tu ne voies pas ce qui est trouble : c’est justement dans le trouble que les choses se tiennent et tout commence par-là… »4
Vient ensuite le travail, et ce travail est transdisciplinaire, chez Kandinsky, art. religion, mathématiques et surtout musique ne peuvent pas être séparés, cela semble la condition même pour que ce qui advient ne soit pas seulement une production, un objet artistique décoratif ou agréable mais une véritable transcréation : un être vivant.
La Transdisciplinarité entre art et religion semble évidente dans l`esprit de Kandinsky, plus particulièrement si on prend le cas de la peinture sans objet :
« Cette dernière n`est pas plus une rupture par rapport à l’art figuratif, que la nouvelle loi (christique) n’est venue abolir l`ancienne. Il est d’ailleurs tout à fait acceptable d’admettre la coexistence des deux formes d’art, un peu comme en musique coexistent virtuosité (en peinture : interprétation artistique créatrice) et composition (en peinture : où l’oeuvre naît pour la plus grande part ou même entièrement de l`artiste), puisque la figuration des objets du monde est assimilable à la virtuosité, tandis que l’abstraction est à proprement parler, composition ››.5
La transcréation ne vient pas abolir mais accomplir, ce n’est pas une nouveauté qui s’établit sur les ruines de l’ancien, c’est au contraire ce qui l’exhausse et en même temps s’en libère comme s’il n’existait plus de dépendance, ou de rapport de cause et effet entre eux.
Tout se passe comme si Kandinsky, ayant d’abord analysé le monde objectif, établi ses structures signifiantes et dans une démarche d’abstraction l’ayant dégagé de ses formes et références « accidentelles ››. Accédait désormais au pouvoir orphique, démiurgique – d’appeler à l’existence non plus des éléments et des signes mais des êtres, cohérents en eux-mêmes comme ceux de la nature, bien qu’ils ne les reproduisent pas plus qu’ils ne sont produits et partir d’eux, «êtres maintenant parfaitement concrets ››.6 Lorsqu’il dit « créer une œuvre c’est créer un monde ›› Kandinsky définit magistralement cette opération magique et mystique de la transcréation. Le tableau, ce tableau est maintenant quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas auparavant, qui manquait a l’univers. Le tableau est une addition au cosmos, et en même temps, pour le spectateur, une pénétration de cette totalité cosmique dans l’appropriation de cette existence nouvelle. Aussi le tableau comme toute œuvre authentiquement transdisciplinaire a-t-il la faculté « d’activer le pouvoir psychique individuel ››. Ce pouvoir psychique devant stimuler ce qui importe le plus pour nous comme pour Kandinsky : « la réponse de l’âme humaine ››. Sans cette réponse l’œuvre reste un bel objet, mais il n’y a transcréation que la où se fonde, se développe et se transmet la Vie : car les évolutions de l’homme comme les développements de l’art et de la science sont faits « de surprenantes illuminations, semblables aux éclairs des explosions, semblables au bouquet final des feux d’artifice explosant haut dans le ciel et se dispersant en multitude d’étoiles colorées. De tels éclats dans la lumière aveuglante arrachent des ténèbres de nouvelles perspectives, de nouvelles vérités, qui ne sont rien d’autre que l’épanouissement organique, l’accroissement organique des vérités d’autrefois ››.7
La transcréation cependant n’est pas seulement le fruit d’une évolution (par degrés, accroissements ou par sauts), sa finalité est dans son propre dépassement vers l’Autre, elle attend « la réponse de l’âme humaine ››. C’est-à-dire son interprétation (émotive, affective, intellectuelle et contemplative). C’est dans le regard d’un sujet posé sur elle, que l’œuvre d’art, tout comme le monde trouve son sens, son achèvement et sa transfiguration.
Les instruments de cet « accomplissement de l’œuvre » sont l’imagination et la prière.
Cornelius Castoriadis dans Figures du pensable8 précise que l’imagination est ce qui différencie l’homme des autres animaux qui sont comme on le sait capables de pensée, de calculs et de mémoire : « les êtres humains se définissent avant tout non par le fait qu’ils sont raisonnables, mais par le fait qu’ils sont pourvus d’une imagination ››. L’imagination se situe à la racine de l’humain :
sociétés, institutions, normes politiques et morales, philosophie, œuvres esthétiques et ce que nous disent aujourd’hui les sciences, tout cela en est issu.
Une grande idée découle de cette reconnaissance de l’imagination : les hommes et les sociétés sont des autocréations. Pour Castoriadis c’est dans la Grèce ancienne que, pour la première fois, les hommes se sont aperçus de l’origine simplement humaine des grandes significations (imaginaires) qui structurent la vie sociale ; de cette découverte, véritable rupture historique jaillirent, la politique, c’est-ù-dire la mise en question des institutions existantes et leur changement par une action collective délibérée, et la philosophie c’est-a-dire la mise en question des représentations et des significations instituées et leur changement par l’activité réflexive de la pensée ; il faudrait ajouter la poésie et la spiritualité, c’est-a-dire la mise en question du réel perçu seulement par les sens et la raison, à l’exclusion de tout affect ou intuition, autrement dit le monde objectif indemne du Sujet qui le perçoit ou plus exactement l’ interprète et le « raconte ››. Il n’y a d’histoire humaine ou cosmique que lorsque un imaginaire est la pour le dire et le raconter.
Si cet imaginaire n’est pas gardé vif, il n’y a plus alors d’histoire à raconter, les institutions se sclérosent et se dogmatisent, leur objectivation prennent des allures d’absolu. Si l’imaginaire est figé ou arrêté il n’y a plus alors de création, de transcréation possible, et par voie de conséquence il n’y a plus de démocratie possible, de sciences, d’art et de poésie possibles.
Est-ce le drame « Kantien ›› – certains diront la tragédie – dans lequel l’occident semble enfermé ?
« a) Toute connaissance, elle-même non transcendantale, n’est scientifiquement possible que dans cet espace et ce temps.
b) Toute histoire, en tant que suite d’événements dans le temps, implique que ce qui est temporairement postérieur apparaisse nécessairement comme ayant été causé par ce qui est antérieur. C’est la loi de réduction causale des événements historiques a des événements temporellement antérieurs, « déterminants » : principe de connaissance de la cohérence évolutive de I ‘histoire
c) Toute réalité susceptible d’être objet de connaissance scientifique est une réalité dans le « monde », donc partie intégrante de l’ensemble des phénomènes déterminés causalement au sein du continuum spatio-temporel. Par conséquent, toute réalité scientifiquement connaissable est connaissable par le sens et peut être fondée en raison (d’un point de vue causal). D’où résulte la loi de la rationalité et de l’« objectivité », c’est-a-dire la réduction de la connaissance à la réalité extérieure qui apparaît dans l’espace et le temps. ››9
Mais il y a d’autres façons de voir et de regarder le monde qui seraient pour le moins « inattendus ›› pour les yeux de Kant et sans doute n’accepterait-il pas « le tableau vu de travers ›› comme naissance d’une nouvelle vision de l’art et du monde.
Encore moins accepterait-il ce que nous disent les mystiques de différentes traditions lorsqu’ils nous parlent de leur vision du monde imaginal.
Ainsi nous prévient Sohravardi :
« Lorsque tu apprends dans les traités des anciens Sages qu’il existe un monde pourvu de dimensions et d’étendue, autre que le plérôme des intelligences, et autre que le monde gouverné par les Ames des Sphères (c’est-a-dire autre que le monde sensible), un monde où se trouvent des cités dont il est autant dire impossible d’évaluer le nombre, parmi lesquelles le Prophète à lui-même nommé Jôbalqô et Jôbarsô, ne te hâte pas de crier au mensonge ; car ce monde, il arrive aux pèlerins de l’esprit de le contempler, et ils y trouvent tout ce qui est objet de leur désir. Quant à la tourbe des imposteurs et des faux prêtres, même si tu les convaincs de mensonge par une preuve, ils n’en démentiront pas moins ta vision. Alors garde le silence et patiente. ››10
Pour l’imagination éveillée de ces observateurs le monde n’est plus « objet ›› mais apparition.
Apparition sans cesse changeante selon la qualité de leur perception.
«Tantôt l’apparition prend une forme humaine, tantôt celle d’une constellation, tantôt celle d’une œuvre d’art, une statue qui émet des paroles, ou bien une figure ressemblant aux icônes que l’on voit dans les églises et qui elle aussi, émet un discours. Tantôt la Manifestation advient sous une certaine forme aussitôt après le choc de la lumière qui extasie, et tantôt elle advient seulement après la forme de lumière. Lorsque la lumière fulgurante se prolonge, elle abolit la forme ; les figures sont enlevées, et la visitation particulière effacée. Alors on comprend que ce qui s’efface cède devant un rang supérieur…
…Quant et parler des formes et des réalités qui se rendent visibles aux contemplatifs visionnaires, c’est un droit que nous refusons aux péripatéticiens, car il s’agit d’une voie que nul parmi eux n’a suivie, hormis un nombre infime, et encore l’expérience mystique de ces derniers est-elle faible et précaire. ››11
Le but de la création c’est de rencontrer ce regard dans lequel il apparaît transfiguré.
épiphanie du divin, c’est en ce sens qu’on a pu dire que « la cosmologie est subordonnée a l’anthropologie ›› (Olivier Clément). Ce n’est pas l’histoire de l’homme qui s’insère dans l’évolution cosmique, mais l’évolution cosmique dans l’histoire de l’homme. C’est la qu’elle trouve son sens ou plutôt sa pluralité de sens, dans l’imaginaire de l’homme, et plus particulièrement de l’homme qui prie : car c’est par sa prière que l’homme transfigure le monde et cesse d’en faire seulement un « être pour la mort ››. La prière qui est ouverture du cœur et de l’intelligence a tous les possibles.
C’est par elle qu’il cesse « d’objectiver ›› le monde, de l’enfermer dans une représentation bornée et absolutisée, il s’éveille alors au langage de la transcréation.
«Tout ce qui m’entourait, dit le pèlerin russe, m’apparaissait sous un aspect de beauté ! Tout priait, tout chantait gloire à Dieu ! Je comprenais ainsi ce que la philocalie appelle “la connaissance du langage de la création » et je voyais comment il est possible de converser avec les créatures de Dieu ››.12
« C’est ce langage qu’un saint presque contemporain, Nectaire d’Egine (l846-l920), permit d’entendre à ses moniales : “Un jour, nous avons demandé a notre père… de nous dire comment les créatures privées de raison et de voix, comme le soleil, la lune, les étoiles, la lumière, les eaux, le feu, la mer, les montagnes, les arbres, enfin toutes les créatures que le psalmiste invite au louer le Seigneur pouvaient le faire. Le saint ne répondit rien. Quelques jours après, alors que se déroulait l’entretien vespéral, sous le pin, il nous dit : » Vous m’avez demandé, il y a quelques jours, de vous expliquer comment les créatures louaient Dieu. Eh bien voici : écoutez-les ! » Les moniales alors furent introduites dans le monde transfiguré où elles entendirent distinctement chaque créature chanter et louer selon son mode le Seigneur et Créateur. » ››13
La finalité transcendantale de la création apparaît ainsi à l’artiste, au philosophe, au scientifique, capables de prière et qui se surprennent dans la louange au plus haut de leur pensée et de leur discernement.
1 Gaétan Picon, extrait de « Les signes et les masques» in derrière Ie miroir n° 1 79, Maeght éditeur, Paris, juin 1969, pp. 1-3
2 Kandinsky, regards sur le passé et autres textes l9l2-i922 (sous la direction de J.P. Bouillon), Paris, Hermann l974.
3 Gaétan Picon op. cit. p. p. l-3
4 Vassily Kandinsky, Kläuge, Munich R. Piper 1913
5 Philippe Sers, cf. Kandinsky : philosophie de l’abstraction – Skira 1995 p. 33
6 cf. Gaétan Picon, op cit. p. 6
7 W. Kandinsky, Kekst Khoudojnika. Stoupini 1918, p. 48
8 Conelius Castoriadis, Figures du pensable, Seuil Paris, 1999
9 Eugen Drewermann, Psychanalyste et exégèse, Seuil Paris, 2000 pp.2l-22
10 Henry Corbin, Corps .spirituel et Terre Céleste, Buchet/Chastel, 1979, p. 147
11 Henry Corbin, op. cit, pp. 151-152
12 cf. Récits d’un pèlerin russe, Neuchâtel Paris, 1948, p. 48
13 Olivier Clément, Le Christ terre des vivants, Spiritualité orientale, n° 17, p. 137
A. Fontrier, Saint Nectaire d ‘Egine, Paris, p. 72