« C’est cela le but de l’évolution, parvenir à être conscient de la conscience qui l’engendre. »
J’ai « entendu » pour la première fois la voix très particulière de Jean-Yves Leloup lors d’une méditation qu’il donnait au Forum 104, rue de Vaugirard à Paris. Cette voix douce, silencieuse, chaude et profondément humaine récitait un texte en araméen. Sur quatre séances au cours de l’année, nous allions avec lui « décortiquer » (en français !) cette belle et universelle prière qu’est le Notre Père. À la suite de cette première rencontre qui m’a tant marquée, je me suis mise à lire quasiment tous ses livres. Jean-Yves Leloup fait partie de ces êtres qu’on ne peut mettre dans aucune case. Écrivain, philosophe, théologien, analyste, prêtre orthodoxe, il a souvent été considéré comme « un errant hérétique ». Il est en fait, un infatigable « chercheur » et « marcheur ».
Je rêve personnellement d’emmener toute ma famille avec lui dans le désert d’Atacama pour une quête intérieure faite de marche et de méditation.
Quoi de plus beau ?
Quel a été le déclencheur de votre quête de Dieu, votre quête de l’être ?
L’expérience de mort clinique que j’ai vécue, où je me suis rendu compte que tout ce à quoi je tenais, tout ce que j’avais appris, ce n’était rien. C’est une évidence que rien n’existe par soi-même. Mais alors, quel est cet être qui fait être tout ce qui est ? Et comment est-il présent en tout ce qui est ? Comment le reconnaître et le célébrer ? Cette conscience est particulièrement présente dans l’être humain. C’est cela le but de l’évolution, parvenir à être conscient de la conscience qui l’engendre. Alors on est proche de la liberté, de la grâce, de la gratuité, qui sont à l’origine du monde. On est tellement heureux quand on fait les choses gratuitement, pour rien ! C’est comme lorsqu’on accompagne quelqu’un en fin de vie. On n’est jamais autant présent et impuissant, mais la seule attitude juste, c’est de ne rien faire, juste d’être là. Il s’agit d’apprendre le non-agir, comme disent les Chinois.
Pensez-vous que le meilleur est à venir ? (Dernier thème de l ’Université de la Terre)
C’est le sens de l’Apocalypse, qui veut dire révélation, dévoilement. Quand on parle de l’apocalypse, on ne voit que ce qui s’effondre, mais on ne voit pas ce qui naît de cet effondrement, on n’entend pas le bruit de la forêt qui pousse. Ce qui naît, c’est la vérité. Tout s’effondré – nos fragiles et mortelles constructions et représentations -, sauf la vie. Pour que le meilleur advienne, pour que quelque chose de neuf, d’inconnu surgisse, il faut que tout s’effondre, c’est cela qui est intéressant. Et ce sera meilleur parce que ça ne peut pas être pire. Le meilleur, c’est passer sur un autre plan.
Une personne m’a confié que son cancer avait été la meilleure partie de sa vie, parce que ça l’a fait passer sur un autre plan de conscience, sur une autre qualité d’être. Tout d’un coup, elle a découvert qu’elle était plus grande que sa maladie. Je me dis qu’au niveau du monde, quelque chose comme cela peut arriver. Un autre monde peut venir qui n’est pas un monde autre, mais qui est caché au coeur même de ce monde. Pour se révéler, il a besoin de se dépouiller. L’apocalypse eut aussi se traduire par « accouchement », quelque chose qui se révèle, qui se réveille, mais que l on ne connaît pas.
Ce nouveau monde à venir dépend-il de nous ?
Il dépend de notre faculté d’ouverture et ’écoute. Mais ce qui est ne dépend pas de nous : la vie est là, avant et après nous. Dans ce qui nous arrive, il y a une part de chance, qu’on pourrait appeler la grâce. L’avenir dépend de cette grâce qui est souveraine. On peut s’y ouvrir, s’y préparer, mais elle recèle une part d’inattendu qui ne dépend pas de nous. Dans la tradition indienne, il y a ceux qui disent que tout est illusion et d’autres que tout est jeu divin.
Dieu joue, la vie joue, mais nous, on ne sait pas jouer, on est trop sérieux. Il faudrait retrouver cet esprit du jeu et faire ce qu’on a à faire en sachant que le résultat ne nous appartient pas. Cela rejoint la Bhagavad-Gita, ce grand texte de l’Inde qui dit qu’on a droit à Faction, mais pas à son résultat. C’est très libérant parce que, quand on fait quelque chose, on est toujours soucieux du résultat.
N’oublions pas non plus que nous sommes poussière dans la lumière et lumière dans la poussière.
L’un sans l’autre n’existe pas.
Quelles sont les qualités qui nous permettront d’aborder ce monde nouveau dont on ne suit rien ?
La grande qualité, c’est le silence, c’est-à-dire l’espace dans lequel les choses peuvent advenir. C’est ce qu’on expérimente dans la pratique de la méditation. Voir toute chose surgir du silence, cet obscur et lumineux silence qui nous habite, d’où tout naît et où tout retourne.
Après le temps des sciences, de l’analyse, de la philosophie et de la théologie, je crois qu’on arrive aujourd’hui au temps de la philocalie, c’est-à-dire l’amour de la beauté. C’est le temps pour célébrer et remercier. Il y a des choses que l’on ne peut pas comprendre si on ne les a pas remerciées. Il ne s’agit pas d’aller contre la raison, mais de dire merci à ce que la vie nous donne et d’en faire quelque chose. Comme l’a dit Pascal : « Dieu est au-delà de la raison, mais il n’est pas contre. »
L’amour est-il à la base de tout ?
C’est l’origine et la fin. Tout le monde cherche l’amour. Mais l’amour sans conscience ou la conscience sans amour, c’est quelquefois dangereux. On a besoin de l’intelligence et du cœur. C’est la flamme de la Pentecôte, la lumière et la chaleur tout à la fois. Chez la plupart des gens, il y a toujours une flamme. Au mont Athos, quand quelqu’un se présentait à mon maître spirituel, le père Séraphin, celui-ci le regardait de haut en bas pour voir jusqu’où était descendu le Saint-Esprit. Il y en a dont la lumière éclairait la tête, d’autres la parole, le cœur, et jusqu’au ventre.
J’ai lu cette phrase dans un de vos livres : « Dans nos amours, il a beaucoup de soi, mais as beaucoup de fontaines qui débordent. » Comment être une fontaine qui déborde ?
En étant à la source, et l’on est à la source quand on arrête d’avoir soif. Il s’agit d’aimer sans attendre de résultat. Ça se donne en nous, ça aime comme ça fleurit, comme ça grandit. Ne rien attendre en retour, avoir du plaisir à aimer, pour rien. C’est ce que dit Simone Weil : « Il faudrait apprendre à aimer, comme l’émeraude est verte. » Là, on rejoint l’a roche bouddhiste. Ne pas chercher à vouloir aimer, c’est un état de vacuité, de non-vouloir. C’est difficile de ne rien attendre, mais c’est cela la grâce. Et il n’a pas que des êtres exceptionnels qui peuvent l’atteindre. Je me demande d’ailleurs si les animaux ne sont pas plus doués que nous.
Un nouveau-né réveille la source, car il ne veut rien et ne nous demande rien. La vie, la grande vie, l’infini de la vie, on ne les découvre qu’a travers des êtres particuliers. Et plus on va au fond du particulier, plus on approche de l’universel. Quand un individu va au bout de lui-même, il touche l’universel.
Si j’avais un message d’espérance, ce serait celui de saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux. »
« Après le temps des sciences, de l’analyse, de la philosophie et de la théologie, je crois qu’on arrive aujourd’hui nu temps de la philocalie, c’est-à-dire l’amour de la beauté. »
Hors série 2015 de la revue Canopée « rencontres des passeurs pour les 25 ans de Nature & découverte
Françoise Lemarchand