Entretiens réalisés et présentés par Olivier Germain-Thomas, (1991)
Jean-Yves Leloup : L’essentiel reste toujours invisible. Pourtant le mystère n’est pas l’occulte, pour ceux qui le cherchent et le vivent.
Olivier Germain-Thomas : Ils sont minoritaires dans notre société.
J.-Y. L. : Les chrétiens étaient une minorité à l’origine.
O. G.-T. : Que dire au non-croyant qui désire recevoir et s’ouvrir, mais qui ressent le vide?
J.-Y. L. : Dire qu’il y a peut-être autre chose dans le monde que le monde, le composé sera décomposé être disponible pour autre chose que le monde spatio-temporel sans pour autant le nier. Le créé et l’incréé sont faits pour des noces, pour vivre ensemble. Dieu n’est pas à chercher dans les étoiles, au-delà des corps, au-delà de la matière, au-delà du monde, mais au cœur même du monde. Au cœur même de cet univers que nous sommes, Dieu est présent, il peut être quotidien.
O. G.-T. : Que dire à celui qui offre son cœur à Dieu et qui ne reçoit rien ?
J.-Y. L. : Je crois à la grâce du Rien L’homme contemporain peut endurer ce rien, vivre cette béance, cette faille, cette blessure, passer par le manque et le vide et là recevoir la vraie lumière.
O. G. -T : L’angoisse du vide selon vous serait plus proche de l’idée de Dieu que la fuite dans les apparences?
J.-Y. L. : Pendant de longues années, j’ai fait l’expérience de l’absurde, de la vanité, de l’évanescence de toute chose… Un jour, plutôt que « tout est absurde ››, j’ai soudain pu dire « tout est grâce ››. La réalité est à la fois absurde et grâce, seul le regard change. Soudain j’ai cessé de considérer les choses comme absurdes, lourdes, fatigantes, évanescentes, j’ai compris qu’elles étaient gratuites. Exister n’est pas normal, mettre un pied devant l’autre est surprenant… Dans un monde où tout s’achète, se paie et où tout s’explique, tout m’a paru curieux, gratuit, grâce.
O. G.-T : Cette poétisation du monde – poétisation de l’instant -, un artiste peut pareillement la vivre sans forcément parler de Dieu.
J.-Y. L. : Le croyant est un artiste, il fait beau dans ses yeux, « Il fait Dieu ›› jusque dans la fange… Le regard du croyant et celui de l’artiste se rejoignent, pourquoi les opposer ?
Il n’y a d’autre réalité que la Réalité. L’important c’est d’avoir les yeux ouverts. Et à partir du moment où ils voient, peu importe que ce soit par l’art ou la foi. Il arrive que nos lunettes nous aveuglent.
O. G. -T. : Enfant, vous n’étiez pas touché par la foi ?
J.-Y. L. : Mes parents n’étaient pas croyants. J’étais un petit garçon inquiet, angoissé, insatisfait et un grand fugueur, je suis toujours parti. A l’âge de sept ans, je partais sans être retrouvé avant deux ou trois jours. A seize ans, quand il y avait un mur, j’aimais voir ce qu’il y avait de l’autre côté jusqu’à ce mur dernier pour voir ce qui est de l’autre côté de la mort. A dix-huit ans, la seule façon de connaître la vérité est de mourir. Plus d’histoire, qu’est-ce qui reste quand il ne reste plus rien ?
O. G. -T : Cette interrogation d’ordre presque métaphysique s’incarnait-elle de manière religieuse ?
J.-Y. L. : Non. Mais toujours revenait la même question : Qu’est-ce qui est vraiment ? Qu’est-ce qui résiste à la minu-tieuse étude qui décompose, observe le va-et-vient et le tout disparaître ? Y a-t-il quelque chose qui demeure ? A dix-neuf ans, j’ai connu l’expérience d’une mort clinique.
O. G.-T. : L’avez-vous connue volontairement ?
J.-Y. L. : Ce n’était pas exactement un suicide mais une grande fatigue, mauvaise nourriture, faim, empoisonnement… Je ne cherchais pas la mort mais je l’ai laissée venir avec une certaine curiosité, c’était à Istanbul. On m’a ramassé dans un fossé, je souffrais, j’ai connu alors un moment pareil à une « sortie du corps ››. Puis il n’y eut plus de « témoin ›› qui, en dehors du corps, observe. Expérience du Rien – un rien qui « est ›› bien plus que tout ce qui existe. Après cette expérience je me suis intéressé aux traditions religieuses non plus comme à des curiosités philosophiques mais y cherchant l’écho de cette expérience. Je me souviens du moment où j’ai lu dans l’Évangile cette parole de Jésus : « Avant qu’Abraham fût, je suis. ›› Ce « je suis ››, il existe, je le sais, ai-je pensé ; en moi, il y a un « je suis ›› qui n’est pas moi et en même temps est plus moi que moi-même et tout autre que moi, comment le retrouver ? La foi, la religion, la pratique, la méditation, sont pour moi autant de moyens pour tenter de retrouver la présence de ce « je suis ›› de façon permanente.
O. G.-T. : La mort, une fois frôlée, entraîne chez certains un appétit de vie.
J.-Y. L. : Un étonnement d’être en vie. « La stupeur d’être.››
O. G.-T. : Votre initiateur à la pensée chrétienne fut un prêtre orthodoxe ?
J.-Y. L. : J’ai découvert au mont Athos la tradition chrétienne, celle des Pères de l’Église. Là j’ai connu l’expérience de la liturgie qui n’enseigne pas de façon explicative ou dogmatique mais à travers le chant, l’adoration, la contemplation des images symboliques et l’encens. Pour moi Dieu est un parfum et j’aime dire qu’un parfum ne se saisit pas avec des clefs à molette… Il faut approcher cette réalité comme un être qui se respire. Avant les explications, il y a la liturgie, le chant, la musique et l’aspect incantatoire de la théologie. La théologie des Pères de l’Église insiste également sur la relation entre l’humain et le divin dans le Christ, la Croix comme relation de la verticale de la transcendance et l”horizonta1e de l’immanence. Ne pas les séparer… je tends à vivre dans cet équilibre sans opposer le haut et le bas, la transcendance et l’immanence, sans « séparer ce que Dieu a uni ››, Dieu et l’homme, le créé et l’incréé, le fini et l’infini. J’essaie de comprendre ce que je vis et recherche les mots les moins menteurs, faisant appel au langage symbolique, à la poésie qui parle et se tait à la fois. Mes mots disent un aspect de la réalité, ils ne prétendent nullement posséder la réa-lité. Le mot Dieu par exemple est un symbole, Deus vient de dies : le jour, la claire lumière. Saisit-on la lumière ? Elle est invisible. « Je peux simplement dire ce que Dieu n’est pas ›› (saint Thomas d’Aquin). On a beau dire « il n’est ni créé ni fini ››, on ne sait toujours pas qui Il est. Il faut donc aller au-delà des mots, au-delà du dit et du représenté parce que la réalité est infiniment plus…
O. G. –T. : Chez les Dominicains vous êtes devenu prêtre.
J. -Y. L. : Avant de devenir dominicain, vous vous souvenez que je suis devenu chrétien. Mais j’avais beau être croyant, au mont Athos, je n’étais ni grec ni russe, j’étais un Occidental, la communauté me le rappelait. J’ai alors rejoint « le patriarche des Romains ››, afin de mieux connaître son Église. Puis à Toulouse, je suis rentré chez les Dominicains.
O. G. -T. : La spécificité de cet ordre étant l’étude intellectuelle, le prêche, vous accordez donc une certaine valeur à la spéculation ?
J. -Y. L. : Oui. Je m’interroge sur la « sainteté de l’intelligence ››. Nous parlons des saints et les présentons comme des êtres porteurs d’une puissance d’amour, de sacrifice, de don de soi… Mais qu’est-ce que la sainteté de l’intelligence ? J’ai été fasciné par Maître Eckhart et Thomas d’Aquin, qui ont mis leur intelligence au service d’une approche de l’Etre et du Vivant. Chez les Dominicains, le fait de ne pas opposer la foi et l’intelligence me paraît intéressant. L’enseignement du Christ n’était-il pas d’aimer de tout son coeur et de toute son intelligence?
O. G. -T. : Puis vous partez en Amérique…
J. Y. L. : Je termine un doctorat en théologie et je suis sollicité pour enseigner à Syracuse University, dans l’État de New York, j’y passe une année, rencontre des théologiens américains, me spécialise dans la philosophie des religions et l’étude des théologies comparées, tout en poursuivant parallèlement un doctorat en psychologie. Un producteur ayant pris intérêt à mes différents écrits m’appelle à Hollywood pour un film sur le Cantique des Cantiques qu’à cette occasion je traduis. Un jour, je reçois de mon provincial de Toulouse un« précepte formel ››. Craignait-il pour mon évolution ? La vie à Hollywood est bien plus austère qu’on l’imagine et demande une certaine ascèse.
J’ai été rappelé afin de m’occuper du Centre international de la Sainte-Baume. Lieu de pèlerinage depuis les premiers siècles où la présence de Marie Madeleine -femme attentive à la parole de Jésus, premier témoin de sa résurrection – est à la fois mythique et réelle. Avec sa forêt et ses grottes, la Sainte-Baume parle à l’inconscient et peut se révéler moteur de transformation. En accord avec les Dominicains, un centre spirituel s’est développé. Des dialogues entre les cultures et les civilisations ont été instaurés. J’ai pu inviter des personnes de traditions juive, musulmane, bouddhiste.
O. G.-T. : Vous avez organisé ces rencontres avant que le pape ne se rende à Assise. Vous rappelez-vous cette image symbolique où Jean-Paul II et le dalaï-lama sont dans les bras l’un de l’autre? Ce geste a peut-être libéré l’Eglise de certains préjugés? Si vous-même rencontrez un bouddhiste vivant fortement sa foi, pensez-vous que vous êtes tous deux sur le même chemin ?
J.-Y. L. : Il participe à la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Le Christ me semble aussi vivant en lui qu’en moi. Il n’y a pas d’autre réalité que la Réalité. Avant Assise, l’ouverture aux autres traditions était suspecte, ce fut d’ailleurs une des raisons de la fermeture de la Sainte-Baume. Suite à certains manques de rigueur, l’Église catholique romaine se referme aujourd’hui et se méfie. A la Sainte-Baume, nous insistions à la fois sur un retour aux sources – retour à la tradition chrétienne des origines – et sur l’ouverture aux autres cultures et traditions. Le schisme entre l’Église de Rome et les autres Églises, Jérusalem, Antioche, Alexandrie – c’est-à-dire les Églises orthodoxes -, a été une catastrophe pour l’Église d’Occident qui a perdu un certain nombre de ses sources. « Je tiens beaucoup à cette expérience de l’Église indivise.››
Pendant un millénaire un fonds commun a existé. Je ne suis pas orthodoxe « contre ›› les catholiques romains mais je cherche à revenir aux sources du christianisme.
O. G.-T. : Vous avez traduit l’Évangile de Thomas, qui ne fait pas partie des quatre Évangiles canoniques. Certaines phrases de ce texte prodigieux pourraient d’ailleurs être prononcées par un maître zen ou un maître hindou, par un soufi ou un mystique juif.
J.-Y. L. : Thomas est l’évangéliste de l’Inde, il est enterré à Madras et son Évangile a la saveur orientale d’un langage fait de paradoxes, le langage de ceux à qui il s’adressait, qui n’explique rien mais nous éveille. Recueil de paroles authentiques de Jésus auxquelles quelques autres plus tardives ont été ajoutées, l’Évangile de Thomas pourrait être un de ces « recueils de paroles» dont les évangélistes se sont servi pour composer leur texte. Le Christ y apparaît comme ne souhaitant pas faire de nous des « bons chrétiens» mais plutôt « d’autres Christ ››, des êtres participant à son esprit, vivant de son souffle, dans l’intimité de son Père. Dans l’Évangile de Thomas comme dans les autres Évangiles, le Christ nous invite à devenir ce qu’Il est. « Là où Je suis je veux que vous soyez aussi. ››
O. G.-T. : Vous êtes aussi allé en Inde?
J.-Y. L. : Oui c’est là qu’après mon expérience de « mort clinique ›› j’ai pu vivre les expériences les plus tangibles et les plus quotidiennes du sacré et il y avait cette question que Ramana Mahorshi confiait à ses visiteurs : « Qui suis-je? ›› Une question que je méditais dans les trains (que vous connaissez) et qui dans les brouhahas et la sueur me rapprochait du pur« Je suis» qu’avait touché mon âme. Mais l’Inde c’est aussi, une fois qu’on l’a embrassée, un grand corps qui nous tient par de multiples bras… La mort et l’amour s’y vivent en dures noces… Là peut-être plus qu’ailleurs on sent le Dieu un et nombreux s’incarner dans le sourire des enfants et l’odeur des crématoires, dans la chevelure des femmes et dans ces hommes que jamais je ne qualifierai de « misérables ››, nus dans les méandres du fleuve, saluant le Soleil.