L’Évangile de saint Jean est « le Maître Livre » auquel il faut sans cesse revenir.

Il ne nous donne pas seulement à penser, mais aussi à croire et à douter… mais peut-être plus encore à vivre, à pratiquer. Texte de haute poésie, mais aussi de dialogue où se rencontrent les cultures d’Orient et d’Occident, les pensées hellénistique et hébraïque, les voix de l’homme et la voix de Dieu, le quatrième évangile demeure toujours une source intarissable. Jean-Yves Leloup, psychologue et philosophe, prêtre et théologien orthodoxe, connu pour son attachement à la Tradition et son esprit de liberté, a traduit et commenté cet Évangile, renouant avec la « méthode » des Pères de l’Église qui ne sépare pas science exégétique, connaissance philosophique et expérience spirituelle…

Nous avons relevé dans notre traduction de l’Évangile de Jean les nombreux « Ego Eimi » que le « théologien » met dans la bouche de Yeshoua. Ils sont traduits généralement par « Je Suis » ou « c’est moi ». Certains sont suivis par un qualificatif (Je Suis la Vérité, la Lumière, le Pain, etc.). D’autres ont le caractère abrupt ou ambigu d’une affirmation qui donne un poids inouï à la présence même de Yeshoua : « Avant qu’Abraham fut : JE SUIS ».

De nombreux auteurs anciens et modernes reconnaissent là le Nom même de Dieu révélé à Moïse dans le Buisson Ardent, ce qui expliquerait la colère des Iehoudim et leur accusation de blasphème quand ils entendent ce « Je Suis » dans la bouche de Yeshoua ; ce qui expliquerait également la terreur des gardes au moment de son arrestation : « Quand il leur eut dit “Je Suis”, ils tombèrent à la renverse.» Saint Jean attribue ainsi au Nom une puissance qui ne s’adresse pas qu’aux croyants, les soldats romains n’étant pas des plus versés dans l’exégèse savante du Tétragramme Sacré. Après avoir rappelé quelques interprétations de ce Tétragramme, il importe donc de savoir dans quels contextes Yeshoua « s’approprie » ainsi le Nom Divin, et comment ce « Je Suis » semble structurer et dessiner le « mandala » de l’Evangile de saint Jean. Nous pourrons ensuite nous interroger sur le caractère particulier de la Révélation contenue dans le « Je Suis » du Christ, en le mettant en résonance plus qu’en le comparant avec les « Je Suis » absolus de saints et de Sages appartenant à d’autres Traditions

LE NOM DE L’ÊTRE OU L’ÊTRE QUI A POUR NOM « JE SUIS »

Dieu est l’Être – l’Être est Dieu. »

« Ce qui est au-dessus de tout nom n’exclut aucun nom. Il inclut au contraire dans une indistinction d’égalité (aequaliter indistincte) toutes sortes de noms. Aucun d’eux, par conséquent, n’est propre à Dieu, à l’exception de Celui qui est au-dessus de tout nom, en raison de sa commune immanence à tous les noms. Or, l’Être est commun tant à l’universalité des noms qu’à l’universalité des Êtres. “Être” est donc le Nom Propre de Dieu seul . »

Ainsi, pour Maître Eckhart, la Transcendance de Celui qui Est se manifeste pour ainsi dire dans sa Présence à tout ce qui est. De là, il tirera une conclusion importante pour l’expérience mystique : du simple fait d’être, nous « sommes en Dieu ». Il ira même plus loin, en disant : « Nous sommes Dieu. »

« Qu’est-ce que Dieu ? Celui sans lequel rien n’est. Il est autant impossible que quelque chose soit sans lui que lui, sans lui-même. Il est l’Être de lui-même et de toutes choses et ainsi, en quelque façon, lui seul EST, qui est son propre Être et l’Être de toutes choses. »

Eckhart reprend ici les passages augustiniens du De Consideratione de Saint Bernard. Il cite également la Bible : « Si lui n’est pas, qui donc est ? » (Job 14, 4) Peut-on penser alors au Christ ou à Hallaj qui, au moment de leur effacement suprême, laissent monter jusqu’à leurs lèvres d’homme le « Je Suis » de « Celui-là seul qui Est » ?

Le nom, pour un Sémite, c’est l’essence d’un être. C’est sa présence même. Ainsi, le Nom de Dieu est redoutable, car c’est Dieu lui-même se manifestant. A l’époque de la rédaction des Évangiles, le Nom était entouré d’un tel respect qu’il ne pouvait être prononcé que dans des cas très particuliers (par le Grand Prêtre, au Temple, le Jour des Expiations ). Le désir de connaître le Nom de Dieu est néanmoins légitime. Ce fut le désir de Moïse et de son peuple. Le problème commence lorsqu’il s’agit de traduire ou d’interpréter ce Nom, source d’innombrables spéculations ; autant dire tout de suite qu’il est intraduisible : « Moïse dit à Dieu : “Je vais trouver les enfants d’Israël et je leur dis : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous ! Mais s’ils demandent quel est son Nom, que leur répondrai-je ?” Dieu dit alors à Moïse : “Ehyèh asher Ehyèh.” Et il ajouta : “Voici en quels termes tu t’adressera aux enfants d’Israël : ‛Ehyèh’ m’a envoyé vers vous”. » (Ex. 3, 13/14). Dans « Ehyèh », nous retrouvons la racine du verbe « être » (hyh). Ce verbe, en hébreu, signifie « une existence, une présence active », d’où la traduction la plus courante : « Je Suis ». La Bible grecque des Septante va traduire « Ehyèh asher Ehyèh » par « Ego Eimi ho ôn », et la Vulgate « Ego Sum qui Sum », d’où les traductions françaises qui s’en inspirent : « Je Suis Celui qui Est » – « Je Suis Celui qui Suis » – « Je Suis qui Je Suis ». Le livre de l’Apocalypse propose une version développée de ce même Nom, « Ho ôn kai ho ên kai o erkhomenos » – Celui qui est et qui Etait et qui Vient, rappelant ainsi que le « Je Suis » divin embrasse tous les temps . Certains interprètent le « Je Suis qui Je Suis » comme un refus de la part de Dieu de se nommer. « Tu verras bien Qui je suis – Marche en ma Présence et tu découvriras mon Être … » Thomas Merton va jusqu’à traduire : « Je suis Celui qui n’existe pas » pour rappeler que Dieu n’est pas un « existant » comme les autres, sinon il serait mortel comme tout ce qui existe. « Je n’existe pas – JE SUIS. » Il rejoint là une des tendances de l’exégèse contemporaine qui tient à montrer que la signification du verbe hébreu « hayah » ne correspond pas à celle de son homologue indo-européen. La racine « es- » : se rapporte (cf. Benveniste) à ce qui est « authentique, consistant, vrai », à ce qui est immuable ; en revanche, le verbe hébreu signifie plutôt un devenir, « une existence se manifestant par une activité. » « Je Suis qui je serai » – « Je Suis ce que je ferai avec toi ». Pour E. Jacob , YHWH est Celui qui Est, mais en un sens relationnel et non métaphysique. « Dieu est Celui qui est « avec » quelqu’un. » Il rejoint ainsi l’interprétation talmudique et midrashique : « Je suis (Ehyèh) “avec” eux dans cette détresse » et je suis « avec » eux dans les autres détresses. Moïse dit devant lui : Maître du monde, à chaque moment suffit sa peine ! Dieu lui répondit : Tu l’as bien dit = ainsi, tu parleras aux fils d’Israël : « Ehyèh » m’envoie vers vous… C’est ainsi que Rashi résume l’enseignement des Anciens. En disant cela, les Anciens voulaient insinuer que par cette question « s’ils me disent : quel est son Nom ? » Moïse chercha que Dieu leur transmette le Nom qui apporte un enseignement complet concernant l’existence et la providence. Le Saint, béni soit-il, leur répondit : Pourquoi demandent-ils mon Nom ? Ils n’ont pas besoin d’autre preuve, sinon que Je Suis avec eux en toutes leurs détresses. « Qu’ils m’invoquent, et je les exaucerais. » Faut-il le rappeler : un des Noms de Yeshoua retenu par la tradition chrétienne est « l’Emmanuel », littéralement : « Dieu avec nous. » Un autre respect qu’incarnera Jésus et qui est aussi contenu dans le mystère du Nom, c’est la Miséricorde :

« Sache que l’action du Nom Suprême, qui est EHYEH, est l’action de la Miséricorde Parfaite. C’est le Nom qui fait du bien et qui accorde le don gratuit. Il exerce la Miséricorde, car il n’est pas du côté du jugement, mais du côté de la Miséricorde Parfaite. Comme il est dit (Ex. 33, 19) : devant toi, je prononcerai le Nom de YHWH, je ferai grâce à qui je ferai grâce et j’exercerai la miséricorde avec qui j’exercerai la miséricorde ; le tout selon la volonté qu’aucun être créé ne peut connaître. Grâce à la mesure séphirotique du Nom Ehyèh, qui est entièrement Miséricorde, les Israélites sortirent d’Égypte. »

« Dieu avec », « Miséricorde » : le christianisme ancien reprendra ces thèmes, en précisant que le Nom Divin nous dit que « Dieu EST », mais ne nous dit pas « ce qu’il est ». Il demeure dans son « JE », « Au-delà de tout » (Grégoire de Naziance), au-delà même de l’Être (le Pseudo-Denys). Pourtant « ÊTRE » est le Nom qui lui convient le mieux. Pour Maître Eckhart et d’autres auteurs du Moyen Âge : «Dieu est l’Être – l’Être est Dieu»

Albin Michel, 1989 ; coll. « Spiritualités vivantes » 1996