Novembre 2007

Le regard ordinaire est la plupart du temps un regard frontal, un œil « flèche » qui vise, définit, objective. Il voit des « choses » et s’il les voit « bien », « précisément », il est heureux.
Un autre regard est possible, il ne part pas des yeux ou du front, mais de derrière les yeux, de derrière la tête, depuis ce qu’on pourrait appeler « l’œil de la nuque », c’est davantage un regard « coupe » qui accueille, il ne vise rien, il acquiesce à ce qui est sans chercher à le définir, ou à l’objectiver, il ne voit pas des « choses », mais un champ d’énergie ou de lumière dans lequel des lignes, des formes, des densités apparaissent…
Si le mot existait, il faudrait dire que « l’œil de la nuque » veut davantage « infinir » que « définir » ce qu’il voit ; autant dire qu’il ne veut rien, il laisse planer l’oiseau dans son vol, il ne cherche pas à le saisir.
Regarder quelque chose ou quelqu’un, un paysage, un corps ou un visage avec l’œil de la nuque c’est cesser immédiatement de se l’approprier, c’est le rendre à l’Espace, à l’entre deux, au « fond » ; à ce qui ne se voit pas dans le visible.
On ne voit pas « le fond », mais peut-être, parfois, ce qui dans une image le laisse pressentir…
Il ne s’agit pas de « faire abstraction du réel », mais de voir l’abstraction du Réel.
Quelques artistes occidentaux, comme Magritte ou Ammerchoïe, invitent à regarder le monde avec « l’œil de la nuque » de façon explicite. Bram van Velde, Hartung, Rothko, de façon plus implicite…
En photographie c’est plus rare, on nous propose le plus souvent des « choses à voir », bien « saisies » par l’objectif ou trafiquées par différents filtres et techniques de « retouches » ; même le ciel devient « quelque chose à voir » et on le remplit de « gloires » plus ou moins new age ou baroques…
Déjà Aristote et plus tard Maître Eckhart par l’intermédiaire de la relecture d’Averroes par Albert le Grand et Thierry de Freiberg distinguent trois types d’intellect : « l’intellectus agens », « l’intellectus passibilis », et « l’intellectus possibilis », ce que je traduirais par trois types de regards :
➢ le regard actif ou créateur
➢ le regard passif ou accueillant
➢ le regard possible, ni déterminé, ni déterminant
Le regard actif ou créateur peut être celui de l’individu qui regarde et qui objective ce qu’il voit, c’est-à-dire, qui pose un objet en le séparant de la totalité ou de l’infini qui le constitue – c’est le regard frontal, c’est aussi le principe d’incertitude selon Heisenberg ; mais le regard actif ou créateur peut être aussi celui d’une vision plus vaste que celle de l’individu. Le regard de l’individu étant alors « passif » (intellectus passibilis), il laisse la place au Regard créateur proprement dit considéré comme le seul « intellect agent »…
L’œil de la nuque correspond à « l’intellectus possibilis », c’est-à-dire, à ce moment de recul, on le regard prenant conscience de ses projections, s’efface ; ce moment d’effacement ou de retrait correspond à l’intellectus passibilis qui peut alors accueillir, laisser être le regard créateur (intellectus agens), qui n’est ni déterminant (il n’objective rien), ni déterminé, (il ne se laisse pas imprimer ou « impressionner » par quelque chose de particulier).
L’œil de la nuque place le regard humain dans son ouverture maximale, il le replace dans l’Ouvert… il ne s’agit pas seulement du « regard éloigné » qu’on reconnaît au sage, mais du regard infini de l’infini Réel.
Les écrits bibliques attirent notre attention sur les peuples « à la nuque raide ». Qu’est-ce qu’avoir la nuque raide, sinon demeurer dans une attitude rigide qui entrave notre vision, c’est prendre le réel pour ce que peuvent en saisir nos « œillères » (que ces œillères soient scientifiques, philosophiques ou religieuses), c’est être « borné », voir le monde dans des limites qui ne sont plus « ouvertes »…
Retrouver la souplesse de la nuque, c’est retrouver notre capacité de regarder dans les quatre directions, mais aussi de regarder la hauteur et la profondeur de tout ce qui vit et respire. Tout « ce qui est vu » est alors perçu ou contemplé comme des formes poreuses à l’infini qui les enveloppe…
C’est cela, donner aux êtres et aux choses, leur « poids », leur présence, présence ni objective, ni subjective, mais réalité d’une interrelation ou d’une interconnexion de « l’objectivité » ou du « créé » (intellect agent) dans le « sujet » au regard accueillant (intellect passif) par l’intermédiaire du « choix » de l’œil de la nuque (intellect possible) :

➢ retrait des projections,
➢ accueil d’un autre regard,
➢ laisser être ce qui est donné dans son allure infime et infinie, transitoire et éternelle…

Regarder le monde avec l’œil de la nuque, cela suppose une certaine « tenue » ; la nuque n’étant capable de « regard » que lorsqu’elle se tient souple sans doute, mais toujours dans l’axe de la colonne vertébrale, antenne vivante et vibrante qui relie le ciel et la terre, le visible et l’invisible.
Ouvrir l’œil de la nuque nous aide à davantage prendre conscience plutôt que de « ce qui est vu », de « celui qui voit », et ainsi de se garder libre de toutes les visions objectives ou subjectives qui auraient tendance à s’imposer dans l’oubli de la Conscience qui les pose…
Seul le regard absolu ne voit rien… voir la lumière en toutes choses est le premier écho de cette vastitude…
Le désert est miroir,
Le miroir est désert…