Lettre I

Mon cher T.,

Tu me dis que « la maladie mentale » ou psychique c’est « être coupé du Réel », ce qui est une définition classique de la schizophrénie – mais, me demandes-tu « qu’est-ce que le Réel ? », et en tant que Thérapeute « que peut on faire pour aider quelqu’un qui souffre de cet éloignement ou de cette séparation du Réel ?… »
Penses-tu vraiment qu’on puisse être « séparé » du Réel ? on est toujours dans le Réel, plus ou moins, sans doute, mais toujours, sinon nous ne serions pas là pour en souffrir, en jouir ou en parler…
On n’est jamais « coupé ». Je dirais plutôt qu’on est « enfermé » dans une perception ou une interprétation de la réalité que l’on prend pour le Réel.
Face à la réalité de ses symptômes, de sa maladie, de sa souffrance, de son « mal-être », « celui qui pâtit de ce qui lui arrive » (c’est la définition même du patient) avec l’accompagnement du Thérapeute peut accéder à une perception et une interprétation « autres » qui l’aideront à passer d’une douleur « insensée » à une douleur « qui a du sens », le sens n’étant pas ici une complaisance dans la douleur, l’établissement de son identité comme victime, mais au contraire ce qui désigne une issue, une « sortie » de la souffrance ou de l’interprétation et de la perception douloureuse de ce qui est…
Mais qu’est-ce qui est ? Qu’est-ce que le Réel ? me demandes-tu.
Tes questions ne sont-elles pas trop « métaphysiques » pour un Thérapeute ? Il est vrai que selon Philon d’Alexandrie, le Thérapeute avant d’être un médecin ou un psychologue, doit être un « philosophe », s’interroger sur le Réel me semble signe ou symptôme d’humanité et de santé mentale… Quand on prétend « prendre soin » de quelqu’un ou si on veut être là à ses côtés, « pour l’aider à se réaliser », encore faut-il savoir ce qui on met sous ces mots : Réel – Réalisation – Réalité…
Je pense qu’on identifie trop rapidement une réalité au Réel ; cela a donné naissance à beaucoup d’écoles de philosophies, par exemple, pour Platon, le « Réalisme » c’est affirmer la réalité des idées, « plus réelles » que les êtres individuels qui n’en sont que le reflet – pour les matérialistes, le « Réalisme », c’est au contraire l’affirmation que seule la matière existe, les idées n’en sont que des épiphénomènes ou des explications illusoires.
La réalité de la Matière, comme la réalité de l’Esprit sont identifiées au Réel, alors que matière ou esprit ne sont que deux nivaux parmi d’autres du Réel, deux manifestations relatives du Réel…
D’un point de vue plus moral ou plus psychologique, on aura tendance à prendre pour Réel, la réalité du Bien ou la réalité du Mal… certains diront que seul le bien existe, c’est le seul Réel, le mal n’est que son absence ou son manque (privatio Boni), d’autres diront que le mal existe vraiment, qu’il est même le Réel, c’est-à-dire, l’Absurde, le Non Sens, dans lequel nous sommes « jetés là » (cf. certaines formes de gnosticisme ).
C’est de nouveau identifier le Réel avec seulement une des réalités qui le manifestent alors que le Réel est présent dans les réalités les plus contradictoires ou opposées.
D’un point de vue médical ou thérapeutique, certains considéreront la santé comme étant la Réalité, la maladie n’étant qu’une déficience transitoire de celle-ci. D’autres affirment, au contraire, la Réalité des virus ou du « terrain » comme seules causes de la douleur, de la souffrance et du mal être – « la santé » (comme le bonheur) n’étant qu’une idée chimérique, impossible à produire ou à injecter dans des corps destinés de toute façon à la dégénérescence et à la mort…
La Réalité de la naissance ou la Réalité de la mort sont deux manifestations du Réel. Une thérapie qui ne prendrait pas en considération ces deux réalités, sans les confondre et sans les opposer, risque de ne pas prendre en considération un Être Réel, capable d’intégrer si ce n’est de dépasser ces différents niveaux de réalités ou ces différentes « expériences du Réel » que sont le plaisir, la douleur, la naissance, la dégénérescence, la mort…
Il y a du Réel dans toutes réalités que celles-ci, soient matérielles, psychiques ou spirituelles… mais de nouveau qu’est-ce que le Réel ?
Plus je cherche à le saisir, plus il m’échappe…
Que je cherche à le saisir « corporellement » à travers mes sens (sensations, perceptions)… que je cherche à le saisir « affectivement » ou « psychologiquement » à travers mes émotions, mes désirs, mes sentiments… que je cherche à le saisir intellectuellement ou « scientifiquement » à travers mes analyses, raisonnements ou synthèses… que je cherche à le saisir intuitivement ou spirituellement à travers prières, méditations ou contemplations…
Le Réel ne s’offre pas à une « saisie », mais à une écoute ; une Écoute qui doit se garder libre de toutes ses appréhensions, sensorielles, affectives, intellectuelles ou spirituelles sans les rejeter pour autant. Une Écoute qui demeure ouverte à l’imperceptible, à l’inappropriable, à l’incompréhensible, à l’innommable…
Demeurer à l’Écoute du Réel, manifesté, incarné ou représenté en toutes réalités, c’est demeurer dans une ouverture corporelle, affective, intellectuelle, spirituelle à l’égard de tout ce qui était, de tout ce qui est, et de tout ce qui vient…
Demeurer dans cet état d’Écoute, d’ouverture, en toutes circonstances, c’est demeurer en présence du Réel, c’est être en voie de « Réalisation », non dans le sens d’un achèvement, mais dans le sens d’une maturité sans cesse informée par le Réel et libre (libérée) des réalités qui le manifestent, l’incarnent ou le représentent…
Le Réel n’est pas une réalité, même pas une Réalité absolue, c’est-à-dire, une « idole du Réel », sa représentation ultime…
Dans la quête de mon « identité Réelle », je découvre un certain nombre de réalités auxquelles je participe, mais « l’identité de « Je Suis » m’échappe toujours. « Ce que » je suis n’est pas « Je Suis », ma réalité n’est pas le Réel, mais néanmoins une manifestation, une incarnation, une représentation du Réel.
Prendre « ce que je suis » pour « Je Suis » c’est là mon inflation ou ma pathologie, ressentir l’écart entre ce que je suis et Je Suis, c’est là la source d’un sentiment de culpabilité ou de manque qui est aussi pathologie. Accepter cet « écart » entre « ce que je suis » et « Je Suis », entre « ce qui est » et « l’Être » ou encore entre la réalité et le Réel, c’est le commencement de la santé ; l’apprentissage de « l’entre-deux » qui me place au cœur d’un ternaire, « ce que je suis » – « Je Suis » – et « l’entre-deux ».
La fonction du Thérapeute est de prendre soin de cet « entre-deux » ou de cette relation entre l’Être et « ce qui est » ou entre « ce que je suis » et « Je Suis ».
Le Réel se manifeste, entre deux réalités : la réalité relative : ce que je suis (heureux – malheureux – souffrant – mortel – névrosé – psychotiques, etc) et la réalité absolue, « Je Suis ».
La perte du sens du Réel qui fait signe dans « l’entre-deux » réalités est à la source de nos enfers et de nos enfermements, c’est-à-dire, de nos identifications à telle ou telle polarité du Réel, que l’on pourra qualifier de dépressive (si je m’identifie à « ce que je suis ») ou d’hystérique (si je m’identifie à « Je Suis » que je pourrais être).
Le Réel c’est ce qui nous fait sortir des enfermements ou aliénations au relatif ou à l’absolu.
Aider quelqu’un à demeurer dans cet espace de l’entre-deux, c’est le garder en vie, lui permettre de ne pas se « figer » ou se « fixer » dans une posture du Réel, car la Vie est ce mouvement incessant entre « ce que je suis » et « Je Suis », mouvement qui unit ma réalité relative à la réalité absolue, réalité relative que « je ne suis pas » et réalité absolue que « je ne suis pas ». Le Réel ce n’est ni mon être fini (relatif) ni mon être infini (absolu), c’est : « les deux », « entre les deux » et « au-delà des deux »…
Prendre soin du Réel, c’est le dégager, le mettre au large, au cœur des réalités auxquelles l’être humain s’identifie. Cette libération d’un espace au cœur du tissus trop serré de nos symptômes, cette libération d’une légèreté au cœur du plus épais et du plus lourd des matières qui nous constituent, c’est ce que certains appellent l’éveil, la santé ou le Salut ; réalisation du Réel non identifié aux réalités sublimes ou triviales qui l’incarnent, le manifestent ou le représentent…
Le Thérapeute est un herméneute, il aide le patient à prendre conscience que ce qu’il perçoit comme étant « la réalité », la réalité qui généralement lui fait mal, n’est pas seulement une perception mais aussi une interprétation et que ce qu’il perçoit ainsi et interprète ainsi n’est pas le Réel, mais une étape, un moment du Réel ; il l’aide à replacer ses symptômes à l’intérieur d’un processus où il ne s’identifie pas à la réalité de sa maladie, il n’est pas « l’objet » d’un cancer, du sida ou autre pathologie (physique ou psychique), mais « le Sujet » d’un cancer ou du sida ou autres pathologies (physiques ou psychiques).
Le Réel c’est « Lui » et aucune réalité même la plus encombrante ou la plus douloureuse ne peut l’annihiler. « La maladie de la mort » n’est pas incurable puisqu’il se découvre « le sujet » de cette maladie. La conscience qu’il va mourir est plus grande que la mort qui emporte son corps et son psychisme.
Qu’est-ce qu’être Thérapeute si ce n’est participer par sa propre vigilance à l’éveil de cette conscience ? Conscience du Réel que « je suis », au cœur de la réalité que « j’ai ». La vie que j’ai, je ne l’aurai pas toujours. La vie que je suis, qui pourra jamais me l’enlever si ce n’est mon refus ou mon oubli ? Le Thérapeute par la pratique de l’anamnèse essentielle tente de « rendre présent » en lui, en l’autre et entre les deux, « le Réel qui est toujours là présent », cette remémoration peut être effective : allègement et libération…

Lettre II

Mon cher T.,

Tu me demandes de « préciser encore quelles sont mes présupposés anthropologiques ou mes « a priori » concernant l’Être humain… » Comme je te le disais précédemment, je crois qu’il y a du Réel infini, invisible, éternel, bienheureux… dans les réalités finies, visibles, temporelles, douloureuses que nous connaissons. Je crois qu’il y a du Réel invincible dans l’être humain fragile et impermanent comme l’univers qui l’entoure.
La guérison est dans leur rétablissement de la relation avec le Réel, dans la conscience que nous ne pouvons pas être séparés de « ce qui est partout et toujours présent », condition même de notre « présence réelle » dans le monde.
Le Réel « nul ne l’a jamais vu », mais les réalités qui le manifestent, l’incarnent ou le représentent, le font connaître…
Le Réel est la lumière qui éclaire toutes réalités de la plus opaque à la plus transparente, cette lumière est Conscience qui répond à notre conscience et la rend possible. La lumière est dans la matière, la matière ne peut ni la retenir ni la contenir.
Le Réel est la Vie qui anime toutes réalités de la plus inerte à la plus vivace ou vivifiante, cette Vie est mouvement, devenir…
Elle est une Énergie, une « Force qui va », quand nous ne faisons qu’un avec elle, nous disons que « Tout « va » bien au mieux… »
Le Réel est l’Amour qui anime la vie la plus riche et la plus misérable, cet Amour est capacité de Don, de générosité, de compassion, il est le mouvement même de la vie qui se donne et qui pardonne…
Quand nous ne faisons qu’un avec la réalité de l’Amour, nous sommes délivrés de toute amertume, la joie est une expérience, nous connaissons la Vie Bienheureuse…
Le Réel est la liberté de l’Espace qui n’est pas atteint ou souillé par ce qui s’y agite ou s’y passe. C’est une lumière, une vie, un amour, qui ne juge ni ne s’attache à ce qui va. Ne faire qu’un avec cette liberté c’est vivre dans un infini respect pour tout ce qui vit et respire, c’est la vision ou l’intuition du Réel partout et toujours présent qui nous rend non dépendant des réalités transitoires que nous pouvons alors apprécier et aimer dans leur juste mesure.
Le Réel est notre vraie nature, il est Lumière (Esprit – Conscience), Amour (Joie – Béatitude), Vie (Force – Energie), Liberté (Espace – Vastitude).
Si on ressent un « manque de réalité » ce que nous considérons comme « pathologie », il s’agit soit d’un manque de conscience (confusion – obscurité), d’un manque d’amour (tristesse – fermeture), d’un manque de force (faiblesse – fatigue) ou d’un manque de liberté (aliénation – dépendance)…
Ce manque, on pense le combler avec des réalités extérieures, ce qui peut assez vite conduire à des impasses, nous pouvons connaître quelques satisfactions ou rassasiements fugaces, le manque n’en est que davantage creusé, énervé…
Si l’on ressent un manque de réalité (Conscience – Amour – Vie – Liberté) c’est que quelque chose empêche notre vraie nature de s’exprimer ou de se donner. Ce sont ces barrages, blocages, obstacles (Shatan en hébreu) que le Thérapeute prend en considération, le travail « d’analyse » littéralement et étymologiquement veut dire « dissoudre » (lyse) vers le haut (ana), défaire, dénouer, dissoudre, les nœuds, les blocages qui empêchent le Réel de se donner ou qui empêchent la conscience, l’Amour, la Vie, la Liberté… de « circuler » et d’aller « de mieux en mieux » dans un corps « délivré » de ce qu’il n’est pas ; « livré » (ouvert – offert) à l’Être qu’Il est, heureusement.
Tu me demandes comment je peux affirmer que le Réel est la vraie nature de l’être humain et que des réalités comme la Conscience – l’Amour – la Vie – la Liberté, sont plus réelles que des réalités comme l’absurde – la haine – la peur – la mort…
Oui, il s’agit bien de mon présupposé anthropologique de mon a-priori – mais aussi de mon expérience.
Lorsque je suis conscient : « Je Suis ».
Lorsque je suis de plus en plus conscient, je suis davantage une présence réelle consciente.
Lorsque je ne suis pas conscient : « Je ne suis pas ».
Lorsque je suis dans la compassion (ouvert à l’altérité) et dans l’amour : « Je Suis ».
Plus je suis dans la compassion et dans l’amour, plus « Je Suis » – présence réelle, affirmation de la réalité de l’amour.
Lorsque je ne suis pas dans la compassion et l’amour, « je ne suis pas » en relation réelle avec ce qui est, je ne suis pas « présent » réellement.
Lorsque je suis vivant, plein d’énergie, je suis conscient de ce que je suis, j’aime ce que je suis : « Je Suis ».
Lorsque je suis fatigué, déprimé, malade, je ne suis pas bien, mais « Je Suis » quand même « Je Suis » dans un corps, un psychisme, qui souffrent…
Ce n’est pas « Je Suis » qui va mourir, mais la forme où il se manifeste, s’incarne…
J’ai mal à la vie que j’ai, encore pour un peu de temps, bientôt je ne l’aurai plus. Demeure « la vie que je suis », « Je Suis » est libre…
Ce sont là des évidences parfois difficiles à partager, difficiles aussi de comprendre ce qui en nous et dans l’autre y résiste.
La fonction du Thérapeute n’est-elle pas pourtant, en témoignant de son expérience du Réel, de recentrer l’autre dans « l’identité qu’il est » et de le rendre libre des « identifications qu’il a » ?
N’est-ce pas le rendre présent à sa « présence réelle », le remettre dans son axe ?

Lettre III

Mon cher T.,

Le Réel est partout et toujours présent en toute réalité, il ne manque jamais, manque l’attention à sa Présence.
L’Ecoute, l’attention, la vigilance c’est ce qui nous garde en état de « présence réelle », c’est-à-dire, en état de relation avec tout ce qui est, vit et respire, dans l’instant…
L’Antenne de cette Ecoute dans le corps c’est ce que j’ai appelé : « l’axe ». Comment retrouver cet axe ? et y demeurer ? me demandes-tu – y a-t-il une méthode, un son ou un chant qui puisse nous aider à le « rendre présent ? » (anamnèse essentielle).
L’axe c’est ce qui situe l’être humain sans cesse à « sa place » : sur la terre, sous le ciel, dans le Souffle.
L’axe, c’est « l’arbre de vie planté au milieu du jardin » bien enraciné dans le sol et se déployant généreusement dans l’espace, obéissant au double mouvement de la sève, vers le plus profond et vers le plus haut. L’arbre hâte sa mort prochaine et se prive de donner son ombre aux oiseaux s’il se déploie sans s’enraciner, s’il s’enracine sans se déployer.
L’enracinement et l’ouverture, tenir les deux ensemble : l’enracinement sans l’ouverture, risque de conduire le Thérapeute dans la sclérose et la répétition ; l’ouverture sans l’enracinement le garde dans la superficialité ou la dispersion – d’où l’importance d’appartenir à une tradition vivante, ce qui est transmis ce n’est pas seulement la mémoire de nos ancêtres d’Alexandrie, leurs cendres en quelque sorte, mais leur flamme toujours vive et droite : leur axe, leur colonne vertébrale, « l’arbre de vie planté au milieu du jardin ».
À côté de l’image de l’arbre, il y a celle de la flûte de roseau : « Puissé-je être une flûte de roseau dans laquelle le Souffle de Vie (Rouah – pneuma) joue sa mélodie… »
C’est cette image du roseau inspiré-expiré qui « pense » et se « dépense » qui me guidera pour te parler de l’axe.

Ciel

Souffle

Terre
J’y ajoute trois « trous », pour symboliser les trois centres vitaux les plus familiers, par où le Souffle du Réel se déploie :

Centre intellectuel – tête (noùs) ¨ lumière (cit) conscience
Centre affectif – cœur (psyché) ¨ amour (ananda) béatitude
Centre vital – hara (soma) ¨ vie (sat) existence

Les mots grecs et sanskrits sont là pour entrer en résonance avec les lieux divers de l’Anthropologia Perennis – l’humanité n’étant pas le privilège d’une race ou d’un peuple particulier.
Autour de l’être humain dans son axe, on peut représenter l’être humain « désaxé » et l’être humain « adapté ».

Névrose – Psychose L’être humain dans son axe Normose
Désaxé Intégré Adapté
Frustré Eclairé satisfait
Inquiet Apaisé Assuré
Violent Libre Maîtrisé

Être désaxé ou être adapté sont deux situations où l’être humain est « en souffrance », hors de lui-même, à côté de son axe, ce qui est littéralement le sens du mot « péché » – hamartia – en grec « viser à côté », être « hors de la cible », « pas dans son axe ».
À propos de l’homme « hors de lui-même », « désaxé », le Thérapeute se demandera : qu’est-ce qui le fait souffrir ainsi ? quels sont ses manques, ses besoins, ses attentes ?
Il se demandera ensuite quelles solutions extérieures peut-on lui proposer, susceptibles de calmer son mal être, sa violence et ses frustrations ? N’y aurait-il pas également une solution ou une résolution intérieure à son conflit et à sa souffrance ? L’aider à retrouver son axe ou à retrouver son centre, c’est-à-dire, ses points d’ancrages dans le Réel, n’est-ce pas l’issue pour que de nouveau le Souffle circule en lui et chante sa mélodie ?
Sans doute ne faut-il pas aller trop vite et reconnaître d’abord les trois grands manques qui vont engendrer les trois grandes détresses et en réaction les trois grandes violences ou révoltes de l’être humain.
Qu’est-ce qui me manque ? Qu’est-ce qui te manque pour être heureux, en paix ?
Pour vivre l’homme a besoin de nourriture, d’un territoire, d’un toit, c’est le minimum dont il a besoin pour avoir un minimum de sécurité et d’identité, si ce minimum manque, il aura la nécessité de le chercher et de le prendre là où, semble-t-il, « il ne manque pas », parfois avec violence, c’est une question de survie…
Répondre à ces besoins vitaux, c’est par là qu’il faut sans doute commencer : on ne parle pas d’amour, de philosophie ou de spiritualité à quelqu’un qui a faim ou qui n’a pas de quoi se vêtir ou s’abriter pour se protéger du froid ou d’un trop dur soleil. Si la conscience du Thérapeute est réelle, si son amour est réel il prendra soin de la présence réelle de l’autre et de ses besoins vitaux, mais il sait aussi que « l’homme ne vit pas seulement de pain » et lui faire croire que la réussite sociale, l’argent, le travail, la bonne santé peuvent lui donner la sécurité qu’il cherche, serait l’entretenir dans l’illusion….
Pourtant :
« Que celui qui veut devenir pauvre, commence par être riche », c’est l’expérience de la richesse qui lui montrera que les différentes formes de sécurité extérieures, (accumulation de biens ou de territoires) ne donnent pas la sécurité et la paix, c’est parfois même le contraire, l’homme riche qu’il est devenu est plus inquiet que l’homme pauvre qu’il était (cf. le savetier et le financier).
Quel est le « secret » de ceux qui n’ont rien, aucune sécurité extérieure en plus du pain et du toit, et qui demeurent pourtant serein, sécure, et sans inquiétude du lendemain, le lendemain fut-il celui de leur propre mort ?
Sans doute ont-ils trouvés la résolution ou la solution intérieure à leur manque ? Ils sont dans l’axe du Réel, enraciné dans la grande Vie qui traverse leur petite vie fragile et mortelle.
Ils ont accepté leurs limites, leur être mortel qu’aucune sécurité extérieure ne peut leur faire oublier et dans cette acceptation ils se sont ouverts à l’infini, au sans limites, que nul ne peut acquérir et que nul ne peut perdre.
Au cœur de « la vie qu’il a », accompagner quelqu’un vers « la Vie qu’il est »… là il trouvera la sérénité du « ventre » et son « Souffle tranquille ». Il demeurera dans son axe vital…
Si l’homme ne peut vivre sans « toit », il ne peut pas vivre non plus sans « toi », l’homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi d’amour et de connaissance, il y a d’autres faims et d’autres soifs en lui qu’il s’agit de reconnaître et de respecter, sinon il demeure frustré, et il se donnera le droit de prendre par la violence ce qui lui manque et qu’il pense trouver chez l’autre… ou, cette violence se retournera contre lui-même, sous forme de dépression ou de suicide.
À côté du besoin de sécurité qui est un besoin de naissance, il y a aussi chez l’homme un besoin de reconnaissance, d’appartenance à une famille, une tribu, une société, une église… à une communauté où il trouve « sa » place. Peut être n’y a-t-il pas de plus grande douleur que l’exclusion ou l’ostracisme…
Ce que l’être humain redoute le plus n’est-ce pas cette solitude qui le coupe non seulement des autres êtres humains, mais du sentiment d’appartenance à l’univers, à la vie par une communication et une communion consciente ?
C’est dans leur prétention à répondre à ce besoin d’appartenance, que les sectes quelles soient religieuses, politiques ou thérapeutiques prolifèrent. Toutes sortes de techniques de communication ou de fusion ont été mises au point pour aider quelqu’un en manque d’identité personnelle à s’identifier à un groupe. Souvent l’être humain se contente de cette identité artificielle qui lui donne une sécurité affective suffisante pour vivre, « mais non pas toute sa vie », aimer, « mais non pas tout son amour »…
Avoir une famille, un travail, une reconnaissance sociale, une appartenance politique ou religieuse, cela ne donne pas encore la paix au cœur… ce sont des propositions ou des solutions extérieures qui donnent quelque répit à sa solitude, mais au moment du doute, de l’échec, ou de la mort (la sienne ou celle d’un proche), il la retrouve plus vive que jamais…
De nouveau, après avoir essayé ou épuisé les solutions extérieures, il lui faudra trouver « la solution intérieure ». Quel est le secret de ces êtres libres et aimants, seuls ou en compagnie, libres d’entrer et de sortir, dans leur relation, leur parti, leurs affiliations ou leurs églises ?
Ils ont accepté leur solitude essentielle et dans cette acceptation ils ne demandent plus aux autres de combler leur manque. Dans ce manque accepté, ils ont trouvé l’espace même d’une communion avec tout ce qui vit et respire, avec le Réel manifesté, incarné, représenté dans les réalités les plus diverses, proches ou lointaines.
L’Amour n’est pas une réalité extérieure que l’un pourrait chercher, acquérir, ici ou là… L’Amour c’est le Réel lui-même qui se donne en nous quand on ne lui fait pas obstacle, l’Amour c’est le Souffle même de la vie qui chante en nous sa mélodie, lorsque le centre du cœur est ouvert…
Le cœur s’ouvre parfois à l’occasion d’une rencontre, il ne demeure dans l’ouvert que lorsqu’il se laisse rencontrer par le Réel partout et toujours présent, perçu et interprété comme un « Tu » qui me fait « Je ».
C’est la confirmation affective essentielle qui seule peut le rendre heureux et confiant le temps de son existence. C’est de cette confirmation affective essentielle que naîtra sa compassion et son désir de servir tous les êtres pour qu’ils parviennent eux aussi à cette invincible tranquillité du cœur…
Il y a dans l’être humain des besoins vitaux, besoins de naissance, il y aussi des besoins affectifs, besoins de reconnaissance, il y a encore des besoins de Sens, besoins de connaissance.
Toute une littérature et différentes philosophies à la mode ne font qu’éloigner l’être humain de son axe, en affirmant que la vie est absurde, que l’univers est un chaos, que rien n’a de sens, ce qui justifiera les comportements les plus violents ou les plus aberrants… Pourtant l’être humain ne peut se satisfaire de ce qu’on lui présente comme un état de fait ; « le hasard et la nécessitée » devenu la norme.
La pire des souffrances est la souffrance à laquelle on ne peut pas donner de sens, il est normal que le Thérapeute aide et accompagne quelqu’un dans sa quête de sens.
Le sens de ce qui lui arrive, ou de ce qui arrive à son histoire, au cœur de l’histoire sociale et cosmique, il le cherchera d’abord dans les « grandes explications » que celles-ci soient scientifiques, psychologiques ou philosophiques. Il pourra ainsi accumuler toutes sortes de connaissances, qui prétendent expliquer les mécanismes du cerveau et de l’univers, les causes de la maladie ou du mal-être, etc. Ces explications sont utiles, la connaissance commence sans doute par le savoir et l’acquisition d’un certain nombre de données objectives, qui permettent de déchiffrer les symptômes ou les énigmes du monde.
Retrouver « l’usage de la raison » n’est-ce pas par ce qu’on appelle la guérison de la folie ou du désordre mental ?
Le Thérapeute n’est-il qu’un sujet supposé savoir, un être de raison ? Sa fonction n’est-elle que de donner des explications aux souffrances de celui qu’il accompagne ou de l’aider à « entendre raison », c’est-à-dire, à redevenir « normal », bien adapté à une société qu’il considère néanmoins comme malade ?
Le Thérapeute n’est pas un « sujet supposé savoir », mais un sujet supposé écouter. « Je vous prête mes oreilles afin que vous puissiez mieux vous entendre » disait Françoise Dalto, c’est grâce à cette écoute que le patient va peut-être découvrir du Sens à ce qui lui arrive, au-delà des explications ou des raisons que lui-même ou ses proches, la société et parfois même les Thérapeutes veulent lui imposer.
Cela suppose de la part du Thérapeute de ne pas enfermer l’autre dans ses grilles de lecture ou d’interprétations et de demeurer dans un état de total accueil et réceptivité, alors la parole inattendue pourra se dire, le Logos qui vient de l’inconscient personnel, trans-générationnel, collectif ou cosmique pourra être entendu.
Le Logos, c’est-à-dire, l’information intérieure qui permet à l’Être humain de retrouver son axe et sa cohérence…
Le Thérapeute n’a pas à transmettre des connaissances particulières, il peut aider celui qu’il accompagne à devenir lui-même « Connaissance ». Il ne lui vend pas des techniques de bonheur ou des explications qui le rendront dépendant de ces techniques ou de lui-même, en tant que « supposé savoir » ou « solution à tous les problèmes » ; il l’invite à découvrir en lui-même « la conscience qu’il est », capable de donner sens à tout ce qui lui arrive, et peut-être à en faire une occasion de croissance et d’Eveil.
Besoins de naissance, besoins de reconnaissance, besoins de connaissance – à chaque fois sans négliger les solutions et les résolutions extérieures à ces besoins fondamentaux, le Thérapeute oriente celle ou celui qu’il accompagne, vers la solution et la résolution intérieure, c’est-à-dire : « lui-même » dans l’axe du Réel se donnant en lui, comme conscience (lumière), comme amour (compassion), comme Vie (Souffle).
Il l’aide ainsi à découvrir la force (la Vie) qu’il est, ce qui répond à son besoin de sécurité.
L’Amour (la compassion) qu’il est, ce qui répond à son besoin de communion.
La Conscience (l’intelligence) qu’il est, ce qui répond à son besoin de sens.
Cet Amour, cette Conscience, cette Force c’est sa valeur, son poids de « présence réelle ». Le corps ou la forme dans laquelle le Réel se manifeste, s’incarne et se donne, il n’est pas alors seulement revenu à la raison , à la santé, à une appartenance affective, il est revenu à la réalité qu’il est :

Avec ou sans connaissances
Il est Connaissance
Avec ou sans relations particulières
Il est Amour
Avec ou sans appuis ou assurances
Il est Sérénité

Il a découvert :
• Que celui qui cherche l’amour ne le trouvera jamais ;
celui qui le donne l’a déjà trouvé.
• Celui qui cherche la connaissance ne la trouvera jamais ;
celui qui connaît ce qui est devant et derrière ses yeux l’a déjà trouvée.
• Celui qui cherche le bonheur ne le trouvera jamais ;
celui qui ne fait qu’un avec le moment présent est déjà heureux.
• Celui qui cherche la paix ne la trouvera jamais ;
celui qui est simplement là et qui respire doucement est déjà paisible.
• Celui qui cherche « qui il est » ne se trouvera jamais ;
il est déjà « qui il est ».
• Celui qui cherche le Réel, où pourrait-il le trouver si ce n’est dans la réalité qu’il est ?
Pourquoi vouloir aller là où on demeure toujours ? (le Réel).
Le Thérapeute conduit à l’épuisement des « pourquois », il ne fait qu’un avec « ce qui est ainsi » (un autre nom de l’Être que les Thérapeutes d’Alexandrie ne nommaient pas, mais qu’ils évoquaient par quatre consonnes (ou plus exactement trois) : YHWH).
Dans la Pistis Sophia, il est question de trois voyelles qui sont comme l’écho de ce Nom divin : I – α – ω (i – a – o). Ces trois voyelles, lorsqu’on les prononce de façon légère et intérieure dans le mouvement même du souffle, nous recentrent dans notre axe et font chanter notre flûte de roseau.

Besoin de Sens conscience I (i) dans la tête
Besoin de communion compassion α (a) dans le cœur
Besoin de sécurité vie ω (o) dans le hara

Les anciens Thérapeutes inscrivaient ainsi le Nom ineffable dans le corps de l’homme :

Hébreu Grec

יהןה ιαοM

Jeux de mots, jeux d’enfants ? Peut-être.
L’anamnèse essentielle, n’est-ce pas retrouver la mémoire de ce qui ne pourra jamais se dire et ne cesse de chanter en chacun de nous ?
Ce n’est pas la parole ou le secret perdu c’est le Sourire oublié…

Lettre IV

Mon cher T.,

Ta question maintenant ce n’est plus qu’est-ce que le Réel ?, mais comment y avoir accès ? Par quelles transformations l’être humain peut-il y avoir accès ? Y a-t-il un chemin, une méthode, une pratique ?
On le pressent : le Réel est sans accès puisque nous le sommes.
Comment le moi trouverait-il un chemin vers le moi, si ce n’est en se dédoublant, c’est-à-dire, en s’éloignant de lui-même.
Chercher les moyens d’accès au Réel c’est s’en éloigner, si ce n’est le perdre.
Ce que nous cherchons nous le sommes, il n’est trouvé que lorsque nous cessons de le chercher.
Bouddha se découvre éveillé au moment même où il ne cherche plus l’Eveil – quel est ce moment où on ne cherche plus l’Eveil ? Où on ne cherche plus le Réel ? Le moment où le mental est silencieux, où le cœur est silencieux, où le corps est silencieux, le moment où tout non être « est là, ainsi », sans une pensée, sans un désir, sans une tension…
« Connais-toi toi-même »
N’est-ce pas là l’antique erreur ?
Entretenue par des siècles de philosophies, de spiritualités et d’inutiles introspections, faire un objet, de soi, ou un sujet, objet de soi, n’est-ce pas la schyze première ?
« Moi » cherche « moi » ; petit moi cherche grand moi ; moi cherche Soi en moi (atman cherche Brahman) ou moi cherche Dieu en moi.
C’est toujours la même quête illusoire : moi (et Soi, et Dieu) ne se trouve que lorsqu’on cesse de le chercher, puisque moi est moi (moi est Soi – atman est Brahman), le réel est le Réel, et les transformations évidentes, que l’histoire (et l’histoire des philosophies et l’histoire des religions) opèrent sur lui, cela ne change rien puisque moi et mon histoire, sont moi ; le réel et son histoire sont le Réel.
Que faire alors ? Si je n’ai plus à me connaître moi-même ? Si je n’ai plus à interroger et à penser les réalités où ce qui « est » pour connaître le Réel ?
Penser autrement sans doute, non pour chercher à saisir (objectiver) le Réel, mais pour simplement le célébrer, acquiescer à ce qu’il était, à ce qu’il est ; à ce qu’il sera…
Ce n’est pas destruction de la pensée, mais « désobstruction » de celle-ci afin qu’elle demeure dans l’Ecoute, dans l’ouvert, non seulement conscience « de » ce qui est, mais conscience d’être « ce » qui est…
Voir ce qui est, voir ce qui regarde ce qui est, être ce qui est.
Entre ce qui est vu et ce qui voit : la conscience même… Le Réel inséparable et différencié de l’objet et du sujet qu’il traverse et qu’il contient.
L’Amant, l’Aimée, l’Amour.
Le sujet de la conscience, l’objet de la conscience, la conscience.
Le regard , ce qui est vu, la vision.
La réalité subjective, la réalité objective, la réalité « entre » les deux qui rend les deux possibles…
Le Créateur, la Création, la Créativité…
Toujours et partout les Trois sont Un, le Réel est Trois et Un. Au-delà des nombres et du « nombrable » il est Uni-Trinité.
« O on, o en, o erkomenos… »