Photo©Ashley Batz

Nos colères individuelles et collectives sont souvent orientées vers d’autres personnes que celles avec qui nous sommes réellement en opposition. Ainsi, il n’est pas rare qu’un conjoint ou un enfant « paye » pour une journée de travail qui s’est mal passée.

DISCERNER L’ESSENTIEL

Il en va de même en politique, quand des groupes s’affrontent sur leurs revendications, quitte à en oublier leur premier objet de lutte. La fureur fait rechercher un bouc émissaire en désignant celui qui est juste à côté, et qu’il est moins « coûteux » d’attaquer. « Pour que les mouvements sociaux sortent de cette logique, il ne suffit pas de se rendre compte que l’adversaire est commun, souligne Patrick Viveret. Ce n’est pas simplement en additionnant les non que se crée un oui. » La recherche de ce qui est l’essence des revendications de chacun permet de discerner les bases d’un projet partagé. « Seuls les groupes constitués de personnes qui ont mené ce travail de réflexion sur elles-mêmes peuvent s’inscrire dans une voie porteuse de joie », prévient-il. Alors, cette année, quand la moutarde nous mon­tera au nez, nous saurons ce qu’il nous reste à faire. D’abord éviter l’accès de violence en ouvrant un peu la soupape, comme une Cocotte-Minute. Puis interroger notre colère pour mieux la comprendre, dis­cerner nos besoins et nos valeurs qui sont mis à mal. C’est alors que nous pourrons envisager de mettre l’énergie de notre énervement à profit pour imaginer des idées neuves.

LISETTE GRIES

Une vie qui n’a pas de sens est une vie qui n’a pas de centre
Entre méditation et action, en cultivant la douceur qui ramène au présent,
écoutons les conseils de l’écrivain orthodoxe Jean-Yves Leloup, un sage de notre temps.

Jean-Yves Leloup est prêtre orthodoxe. Ce sage poursuit depuis un demi-siècle une étude assidue des Pères de l’Église, mais aussi des traditions monastiques orthodoxes. Auteur de nombreux ouvrages, de traductions et commentaires, notamment d’évangiles canoniques et apo­cryphes, il participe de manière active au dialogue interreligieux et vient de publier Metanoïa, une révolution silencieuse (Albin Michel).

LA VIE : Comment peut-on transformer la violence, la dépression, et effectuer un retournement spirituel ?

JEAN-YVES LELOUP. Il faut commencer par ce qui nous fait le plus de mal et ce qui nous cause le plus de difficulté la colère, la tristesse, la vanité et voir ce qu’il y a derrière. La metanoïa (en grec), c’est ce retournement, ce changement de vue ou de pensée: une transformation intérieure. Ce n’est pas tant sur la réalité des choses mais sur notre expérience et la perception que nous en avons qu’il nous faut travailler.

Comment analysez-vous cette crise et ce qu’il en ressort sur le plan émotionnel ?

J-Y.L. Il s’agit de trouver en soi-même ce qui est libre. Lorsqu’on évoque la metanoïa, il s’agit de faire un pas de plus, au-delà des émotions. Il ne faut être ni dans le déni ni dans le refus, et ne pas se laisser identifier ni emporter par elles. C’est important pour cela de se reconnecter à soi-même, de contacter un point de silence, de calme à partir duquel on regarde à nouveau les choses. La pratique de la méditation peut nous aider à nous rappeler à l’être qui est en nous. Il s’agit de voir les choses à partir d’un espace intérieur plus vaste, où l’émotion est là, mais où elle ne prend pas toute la place.

Que préconisent les Anciens ?

J-Y.L. Le premier pas est d’ouvrir les yeux, de voir ce qui est. C’est ce qu’ils appelaient la nepsis, l’attention consciente. Aujourd’hui, on parle de « pleine conscience », mais ce n’est pas nouveau. Plus profondément, on pourrait pratiquer l’anamnésis, la remémoration : qu’est-ce qui est à l’origine de toutes ces émotions ? Il y a beaucoup de projections, la mémoire de la petite enfance … N’oublions pas que l’ego est la somme de ces mémoires que l’on projette sans cesse sur tout ce que l’on rencontre. Il nous faut prendre conscience que derrière la colère, la tristesse actuelle peuvent se cacher d’autres situations similaires que nous avons vécues dans le passé.

Chez les anciens thérapeutes, il est important d’aller au-delà de ces mémoires, afin de ne pas s’y identifier : « Je ne suis pas que cela. Il y a en moi plus grand que moi, plus intelligent, plus vaste, plus aimant que moi. » Il ne faut pas regarder seulement nos traumas, mais aussi ce qui va bien en nous. Car c’est à partir de cela que l’on pourra guérir. Il s’agit de prendre soin de la bonne santé, de la grande santé que l’on appelle aussi « la présence du soi ».
C’est aussi celle du Christ intérieur, ou de l’état éveillé qui est toujours là, de la présence de paix et de lumière qui nous habite. Vous mettez en avant la douceur

J-Y.L. Ces êtres ont vécu la solitude, toutes les violences du monde, à l’intérieur d’eux-mêmes. Ces états de colère, de révolte, ne leur sont pas épargnés. Pour sur­vivre à cela, on retrouve la méthode : methodos.

Il s’agit non pas de nier la mort dans notre vie, mais de ne pas fuir. Observons comment nous pouvons, non pas changer les événements, mais transformer notre regard sur ces derniers. Se dire « c’est ainsi » permet d’être dans l’acceptation pour traverser les choses.

Il s’agit non pas de nier la mort dans notre vie, mais de ne pas fuir.
Observons comment nous pouvons, non pas changer les événements,
mais notre regard sur ces derniers.

Comment adhérer à cette nouvelle réalité ?

J-Y.L. Par ce que j’appelle la « médi-action ». Méditer ne suffit pas, agir ne suffit pas. Il faut que l’action soit éclai­rée par la méditation, le silence, et découvrir combien celui-ci est fécond. Je me suis rendu compte qu’il n’y a pas d’acte juste en lui-même, je ne connais que des actes qui s’ajustent. Chaque situation est unique, il faut trouver l’acte qui s’ajuste, et l’enraciner dans un lieu de nous-même que j’appelle le cœur. Car une vie qui n’a pas de sens est une vie qui n’a pas de centre. Le défi dans les jours à venir, avec la crise que nous traver­sons, est de demeurer centré dans le cœur intelligent.

De quoi s’agit-il ?

J-Y.L. C’est un sentiment d’amour qui n’est pas séparé de la lumière. Aujourd’hui, on parle beaucoup de l’homme augmenté ; je parlerais d’une conscience augmentée par l’amour. Il ne faut surtout pas opposer l’un et l’autre. Tenir ensemble la vérité et l’amour, tenir ensemble la méditation et l’action : c’est vers cette direction que nous devons aller. La metanoïa, c’est aller au-delà de la pensée, entrer dans la conscience qui peut être celle du cœur, et qui donne une vie centrée où tout a du sens.

Qu’en est-il de votre pratique ?

J-Y.L. Aujourd’hui, j’essaye d’accorder mon souffle, ma respiration, ma voix en y introduisant la conscience, celle du Christ. Quand j’écris, je soigne quelqu’un, j’essaye de le faire dans la conscience de ce souffle en moi qui invoque le nom du Père. La lumière n’est pas la propriété des bouddhistes, l’amour n’est pas celle des chrétiens, la conscience est en chaque être. Nous constituons une somme de participations relatives et infinies à un être absolu et chacun doit vivre sa part. On sent que l’on est heureux quand on est juste, quand on est bien aligné.

Que vous a apporté la fréquentation des Écritures ?

J-Y.L. C’est ce qui me met en contact avec l’informa­tion créatrice. Il y a pour moi trois grands livres : la nature, les Écritures et le cœur. Ce qui me parle dans la nature est la même chose que ce que je trouve dans les Écritures: cela nous dit que nous sommes aimés. Nous devons nous réjouir ensemble d’exister, à travers des rituels, des célébrations. Car les temps difficiles comme aujourd’hui demandent un surcroît de conscience et d’amour, une plus grande attention à la présence, à la vie, pour accueillir et caresser cette dimension de lumière.

Interview Aurélie Godefroy

Publié le 13/01/2021

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