Interview :

Journal : Sacrée Planète

1- Jean-Yves Leloup, vous êtes connu pour avoir traité abondamment de l’énergie féminine en spiritualité et particulièrement dans la religion chrétienne. Vos nombreux ouvrages au sujet de Marie-Madeleine le démontrent. Dans votre ouvrage, Le Mont Athos … sur les chemins de l’Infini , vous parlez dans les détails de votre expérience au Mont Athos, connu pour son rejet de toute présence féminine … même chez les animaux. Comment comprendre votre démarche, n’y-a-t-il pas un paradoxe ?

J-Y. Leloup : Dans la tradition orthodoxe du Mont Athos, comme dans bien d’autres traditions, il existe différentes voies d’accès au divin. Des voies « naturelles » où la Rencontre de l’Amour absolu passe à travers la rencontre de l’Amour humain ; et des voies dites « abruptes » qui font « l’économie » de ce passage à travers l’humain relatif pour accéder, à travers certaines méthodes de transformations de l’énergie, « directement » à la Source absolue de tout amour…
Le monachisme (masculin et féminin), dans toutes les traditions, est le représentant, avec les réussites et les échecs que cela suppose, de cette voie dite « abrupte ».
Il ne s’agit évidemment pas de « rejeter » le féminin (ou le masculin pour une moniale), mais de l’intégrer en soi pour devenir un anthropos (un être humain dans son entièreté ayant intégré ses polarités masculines et féminines) . L’Amour n’est plus alors la rencontre de deux « moitiés », mais la rencontre de deux « entiers » ; l’autre n’est plus considéré comme ce qui vient combler un manque (de masculin ou de féminin) mais celui, ou celle, avec lequel je peux partager une plénitude (pléroma). Cette rencontre de deux sujets libres et entiers n’est-elle pas plus intéressante que celle de deux frustrations ou incomplétudes ? Mais cela passe sans doute par ce lent travail de maturation et de connaissance de soi qui demande parfois un certain recul par rapport à ce qui est supposé combler notre manque. Celui qui n’est pas bien « seul » comment serait-il bien avec l’autre ?

2- Dans vos lettres à un ami athée, toujours dans votre témoignage sur le Mont Athos, vous vous définissez comme un « suiveur du Christ » Qu’est-ce que cela sous-entend pour vous car il faut bien l’avouer votre itinéraire est fort peu conformiste et parfois même déconcertant ?

J-Y. L. : Le Christ, pour moi comme pour les pères de l’Eglise, est « l’Archétype de la Synthèse », Celui qui intègre en Lui le fini et l’infini, l’Eternel et le temps, l’Amour humain et l’Amour divin. Le « suivre » c’est entrer dans ce processus d’intégration, sortir de la dualité matière-esprit, ciel-terre, homme-Dieu, pour incarner la non dualité que lui-même a réalisée dans l’espace temps.
Mon itinéraire est un reflet parmi d’autres de ce travail d’intégration ou « d’unification des contraires » qui est à l’œuvre dans tout être humain. Il n’a rien d’exemplaire. Il suppose la traversée de nombreuses contradictions, ambivalences et paradoxes, il témoigne ainsi de la complexité et de la simplicité de l’être humain dans sa quête de vérité.

3- Au fil des années, on vous voit chez les catholiques, où vous affirmez avoir passé comme dominicain les quinze années les plus heureuses de votre vie, chez les orthodoxes et maintenant très indépendant au Brésil travaillant entre autres avec l’organisme Spiritours. Comme définiriez-vous votre but ?

J-Y. L. : Oui, il s’agit de rester fidèle au but et de prendre les chemins qui nous y conduisent sachant qu’à un certain moment il n’y a plus de chemin. Chacun a son désert à traverser et là il faut écouter le vent et ne pas perdre la « Boussole » qui indique, quel que soit le lieu où nous sommes, le but… La boussole, c’est le cœur ; le but, c’est l’Amour.
« Aimes et fait ce que tu veux » dit St Augustin, je préciserai : « Sois conscient et fais ce que tu peux » car l’Amour sans conscience, comme la conscience sans amour, ne sont pas chemins mais impasses.

4- En consultant la liste des livres que vous avez publiés, on est frappé par la persistance de‘’la notion d’amour‘’. J’aurais envie de dire Jean-Yves Leloup que vous êtes un grand amoureux de l’Amour. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur ce sujet ?

J-Y. L. : Il ne suffit pas d’être « amoureux de l’Amour », ne faut-il pas se soucier aussi de l’Autre que l’on aime ? Je connais des personnes « amoureuses de l’amour » qui changent fréquemment « d’objets d’amour », l’important pour elles, ou pour eux, c’est de se « sentir » amoureux, de « se » sentir aimer, bref c’est de « se sentir », peut importe l’autre ! « Si je t’aime, est-ce que ça te regarde ? »… Je n’aimerais pas être cet amoureux là, Narcisse sublime sans doute, il ne rencontre jamais d’autre que lui-même, il est amoureux de sa sensation d’aimer ; n’est-ce pas encore de l’amour infantile ? nécessaire sans doute à une certaine étape de notre développement, mais ne peut-on pas aller plus loin ? Etre amoureux de l’amour, et être amoureux de l’autre qui ne se réduit jamais à soi ou à ce qu’on en connaît… ?

5- Dans votre ouvrage commun avec la psychiatre Catherine Bensaid, Qui aime quand je t’aime, vous avez établi une échelle de gradations des états amoureux. Je les cite ici rapidement pour nos lecteurs : 1. Porneia, amour appétit. 2. Pothos, amour besoin. 3. Mania pathè, amour passion. 4. Éros, amour érotique. 5. Philia, amour amitié. 6. Storgè, amour tendresse. 7. Harmonia, amour harmonie. 8. Eunoia, amour dévouement. 9. Charis, amour célébration. 10. Agapè, amour gratuit.
Croyez-vous qu’on puisse entrevoir un jour sur cette terre, le niveau suprême de cette échelle, cet état d’Agapè, ce niveau suprême de l’amour, celui du Christ ?

Et justement ce niveau d’Agapè ne contient-il pas en lui la maîtrise de tous les niveaux de l’échelle amoureuse ?

J-Y. L. : Aimer quelqu’un, c’est renoncer à l’avoir, à en faire un objet que l’on pourrait posséder de différentes façons (intellectuelles, affectives ou sensorielles).
L’Agapè c’est cette dimension de l’Amour qui reconnaît dans l’autre un sujet, une liberté… Cette qualité d’Amour c’est notre nature véritable ou notre nature divine, elle est toujours là, c’est elle qui introduit dans les différentes formes d’amour que nous connaissons, de la « décrispation », de la légèreté, de la gratuité, de la « grâce »…, une joie désintéressée que tous nos amours « intéressés » ne connaissent pas…

6- La sexualité est très présente dans votre œuvre littéraire. Ce qui est rare chez une personne qui a reçu la prêtrise. Pourquoi une telle persistance de ce thème qui a dû vous valoir quelques inimitiés ?

J-Y. L. : La sexualité est très présente en tout être humain, la question c’est : est-elle habitée par l’agapè ? par cet Amour léger, gratuit, joyeux et inconditionnel dont nous venons de parler ?

7- Avez-vous la sensation, Jean-Yves Leloup, d’entretenir ou de nourrir l’image d’un Christ sexué et donc révolutionnaire et moderne ?

J-Y. L. : « Tout ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé », « tout ce qui n’est pas accepté n’est pas transformé », disent les anciens .
Si le Christ n’a pas assumé la sexualité humaine, elle n’est pas sauvée ; si elle n’est pas sauvée, elle est mauvaise ; si elle est mauvaise, elle est coupable et à travers la culpabilité elle va nous rendre malades. Le tout est de savoir de quelle sexualité nous parlons : celle qui reste pulsionnelle et animale ? ou celle d’un être qui a transformé sa libido en amour et cet amour en capacité d’alliance ?
Bien sûr le Christ assume sa sexualité ! autrement ce n’est pas un homme, on fait de lui un impuissant, un infirme ; ce qui pour la tradition est considéré comme blasphématoire. Le Verbe alors ne se serait pas fait homme, homme entier, il aurait fait semblant d’être un homme ; c’est ce que les anciens appellent l’hérésie du docétisme. Il ne s’agit pas de nier la sexualité, mais de l’évangéliser, de la transfigurer, d’y introduire le sacré.
Bien sûr que Jésus a une sexualité ! Il la vit certainement de manière plus intelligente, plus généreuse, plus aimante et plus sacrée que nous. En lui, ce n’est pas la divinité qui a été sexualisée, c’est la sexualité qui a été divinisée ; elle peut être alors un lieu d’épiphanie, de rencontre avec Dieu.
Qu’y a-t-il là de révolutionnaire et de moderne ? N’est-ce pas une évidence éternelle : la réalité de l’incarnation ?

8- Nous avons entendu parler d’un projet de village que vous mèneriez au Brésil. Cela s’inscrit-il dans la redéfinition d’une spiritualité telle que vous la souhaitez pour le vingt et unième siècle ?
Votre tout récent livre ‘’Les profondeurs oubliées du christianisme‘’ contient-il des éléments de réponse ?

J-Y. L. : Il s’agit de la réunion de quelques personnes qui veulent vivre dans l’esprit des Thérapeutes d’Alexandrie , c’est-à-dire qui partagent une même anthropologie qui prend en considération l’être humain dans son entièreté : corps-psychisme-esprit,
➢une anthropologie « ouverte » ou plus exactement qui se tient dans « l’ouvert »,
➢une anthropologie qui est aussi une cosmologie, c’est-à-dire qu’on ne peut pas considérer l’être humain comme « séparé » de l’univers,
➢une anthropologie qui est aussi une ontologie, c’est-à-dire qui considère l’être humain comme relié à une Source qui sans cesse le fonde et sans cesse lui échappe.
Une des pratiques de cette petite communauté est ce que j’ai appelé « l’anamnèse essentielle », c’est-à-dire la remémoration, au-delà des traumatismes qui nous conditionnent, de l’Être en paix que nous sommes.
Cette pratique est également celles des moines du mont Athos connue sous le nom d’hésychasme.

Dans notre façon d’imaginer Dieu ou l’Absolu, il s’agit d’utiliser notre cerveau d’une façon moins binaire, ou moins « dualiste ». Pourquoi imaginer Dieu seulement comme étant le plus grand, le Tout Puissant, le Très Haut, etc. ou comme étant seulement Bon, Bien, Vrai ? Que deviennent alors le mal, l’erreur, le mensonge, la faiblesse tout ce « refoulé », non seulement du Christianisme, mais aussi de toutes les religions instituées ? Ne faut-il pas imaginer un Dieu plus « entier », qui n’exclut rien de ce qui existe, un Dieu non dualiste qui n’est pas à notre image et à notre ressemblance, une image du fonctionnement binaire et agité de notre cerveau ?
Lorsque notre mental est en repos, une autre vision de Dieu ne peut-elle pas nous apparaître ? plus proche de la totalité de tout ce qui est.
Pouvons-nous alors imaginer un Dieu qui est « tout » ? Notre acquiescement à Sa Présence, serait alors acquiescement à l’infini Réel (pas « seulement » le réel matériel, le réel psychique ou le réel spirituel, pas seulement…). Cet acquiescement à « ce qui est Ainsi » (YHWH en hébreu) n’est-ce pas la plus haute forme d’intelligence, d’adoration, d’amour et de paix ?

Jean-Yves Leloup, Carry, 17 janvier 2008
pour Sacrée Planète