« Tout s’effondre sauf la vie »

D’après vous, qu’est-ce que l’espérance ?

Je crois que l’espérance commence quand il n’y a plus l’espoir. L’espoir, c’est nos désirs, nos calculs, nos projections. C’est tout ce que nous cherchons à obtenir. L’espérance apparaît lorsque nous avons lâché tout espoir, lorsque nos béquilles, nos points de repère ne peuvent plus nous être utiles et que nous découvrons en nous une autre force, une autre dimension, qui nous fait aller plus loin. Ainsi, l’espérance, pour moi, émerge de la métamorphose plus que d’une continuité. La chenille est sans espoir, le papillon est son espérance. Si la chenille se visualise dans une continuité, il n’y a pas d’espoir pour elle ; si elle accepte la métamorphose, il y a de l’espérance. Pour nous autres théologiens, l’espérance est une vertu théologale, c’est-à-dire une vertu divine. Elle fait appel à un autre plan de conscience. L’enchaînement des causes et des effets qui opèrent à notre niveau ne permet pas l’espérance. Nous récoltons ce que nous Semons et devons faire face aux conséquences de nos actes, à notre karma pourrions-nous dire. Mais notre réalité ne se réduit pas à ce niveau-là. C’est comme quand Abraham comprend que Sodome et Gomorrhe vont être détruites. Il voit que ce n’est pas Dieu qui les détruit, que c’est l’enchaînement des causes et des effets, que c’est la justice immanente qui va créer leur perte. Pourtant, bien qu’ayant compris qu’il n’y a pas d’espoir, il continue à intercéder. Comme s’il y avait une autre dimension, un autre plan du réel qui pourrait tout changer.

Pensez-vous que la crise actuelle nous demande d’effectuer une métamorphose et de nous ouvrir à d’autres dimensions ?

Nous allons actuellement dans le mur dans beaucoup de domaines : économique, écologique, religieux… Nous sommes dans un monde ou nous avons épuisé un certain nombre de ressources. La crise est alors ce moment où nous sommes allés au bout de certaines de nos propres capacités et où nous sommes obligés de nous reconnecter à la source, sinon nous nous épuisons. Sans la source de l’existence, il n’y a pas d’existence. Lorsque nous nous éloignons de l’être, de la conscience, de l’amour, nous nous coupons de la vraie force qui nous anime. Nous sommes comme de l’eau coupée de sa source qui, à plus ou moins long terme, perd sa fraîcheur et finit par croupir. Le monde actuel est un monde fatigué, épuisé. Et cet épuisement, cet effondrement nous obligent à revenir à l’essentiel : le lien avec l’être, qui pour beaucoup d’entre nous est perdu. Il me semble que ce que nous recherchons vraiment, parfois sans en être réellement conscients, c’est à retrouver l’être même. Alors, lorsque nous ne prenons plus appui sur nos désirs, nos espoirs, nos propres ressources, mais sur quelque chose de beaucoup plus vaste que nous, l’espérance peut naître. Ainsi, notre crise est à la fois un épuisement et un renouvellement. Les deux sont là. C’est pour cela que j’aime l’idée de métamorphose.

Vous avez beaucoup parlé de l’apocalypse, y a-t-il nécessairement une renaissance derrière ?

Apocalypse veut dire « dévoilement ». C’est l’effondrement de ce qui n’est pas. C’est la révélation de ce qui est. En même temps que grandit la crise, est en train de naître ce qui peut la résoudre. Souvent, nous n’entendons que le bruit des chênes abattus, mais pas celui de la forêt qui pousse. Pourtant, elle pousse. Tout s’effondre, sauf la vie. La vie ne s’effondre pas. La vie est toujours derrière, quoi qu’il arrive. Au niveau personnel, l’apocalypse, c’est lorsque je perds mes illusions. Toutefois, je n’ai que des illusions à perdre. Notre pseudo-identité, ce que nous imaginions être, nos représentations se brisent, certes, mais cette chute est bénéfique. Bienheureuse catastrophe, pourrions-nous dire, puisque ce qui s’effondre, ce sont des fausses idées de nous-mêmes, ce sont des mensonges. La question est de voir ce qui naît de cet effondrement ? Que reste-t-il lorsqu’il ne reste plus rien ? Là, nous pouvons commencer à nous appuyer sur l’être même. Nous ne nous accrochons plus à des choses, nous reposons sur la vacuité d’où naissent toutes les choses. C’est pour cela que l’expérience de la dépression peut être initiatique, parce qu’elle offre l’opportunité d’aller au bout et de toucher l’être.

Lorsque nous allons au bout de la chenille, nous pouvons voir naître le papillon. La vie nous oblige à vivre certaines expériences durant lesquelles nous perdons nos illusions. L’hiver fait partie du chemin vers le printemps… et sans hiver il n’y a pas de printemps.

Ne peut-il pas être difficile d’entendre que s’accrocher à des espoirs nous empêche de nous ouvrir à cette dimension de l’être ?

Perdre espoir, ce n’est pas être dans le désespoir, c’est abandonner toute attente pour entrer dans l’espérance. Cela étant dit, avoir de l’espoir n’est pas mauvais. Nous espérons que ça ira mieux, pourquoi pas P Mais nous vivons dans une époque où cela devient de plus en plus difficile d’avoir de l’espoir, de se raconter des histoires, de se faire des illusions. C’est comme avoir l’espoir que nous n’allons pas mourir. Bien sûr que nous allons mourir. Et alors cela fait partie de la vie.

Dès que nous sommes nés, nous sommes assez vieux pour mourir. Ce que nous ne voyons pas, c’est que la mort elle-même est un moment de métamorphose, d’où l’importance de mourir avant de mourir pour que cette transition se fasse au mieux. C’est ce que disent tous les grands initiés dans toutes les traditions. Mourir avant de mourir, c’est faire l’expérience d’un état sans espoir, d’un abandon à l’être. Et derrière tout cela, la Vie ne meurt pas. Elle a été là avant nous, elle est là pendant que nous sommes là, et elle sera là après nous.

Le problème, c’est que nous fondons nos espoirs sur une vie mortelle, il arrive donc un moment où ça ne peut pas marcher. Il faut goûter une vie qui ne meurt pas en nous pour avoir de l’espérance.

Comment êtes-vous, en tant que personne, entré dans l’espérance ?

En mourant à ce que j’appelais « moi », avec mon identité de jeune homme assez prétentieux. Ça, j’ai dû le laisser dans les caniveaux d’Istanbul, où, à la suite d’une série d’expériences, j’ai été ramassé et déclaré mort cliniquement. J’avais choisi d’aller au bout de ce dont parle Rimbaud : un dérèglement de tous les sens. Je voulais aller aux limites. Pour moi, le point de départ a donc été la mort de tout ce dont j’avais rêvé, de toutes mes illusions, de toutes mes représentations. Là, j’ai compris qu’il y a dans cette vie une autre dimension qui ne meurt pas. Le piège serait de l’opposer à la vie mortelle, qui est de la vie éternelle dans le temps, de la vie infinie dans un corps temporel. Il s’agit juste de ne pas oublier de goûter cette vie éternelle en nous, de sentir de temps en temps que ça nous chatouille, qu’il y a de l’ouvert en nous.

Comment l’Occident peut-il comprendre cela ?

Tout cela peut être dit dans un langage scientifique. Lorsque nous allons au bout de ce que nous pouvons saisir, nous constatons que nous débouchons sur de l’insaisissable. Qu’est-ce que la matière ? C’est de l’énergie. Qu’est-ce que l’énergie ? C’est de l’information, et avec l’information nous nous approchons du silence, de l’insaisissable. Donc, ce dont je parle, ce n’est pas d’un arrière-monde, d’un outre-monde, c’est le cœur même de la matière qui est conscience et inconnu. Il s’agit alors d’aller au bout : si nous nous arrêtons à une vision classique de la matière, nous ne le verrons pas, or nous sommes peut-être nés pour nous éveiller à cette dimension de conscience au cœur de la matière. Pour cela, personnellement, j’aime le cheminement de la philocalie, qui consiste à cultiver l’amour de la beauté. Il s’agit alors non seulement d’observer et de questionner le monde, mais de le célébrer et de remercier. Il y a des choses que nous ne pouvons comprendre que si nous les remercions. Vous allez me dire que remercier sa maladie est difficile. Pourtant, remercier veut dire accepter ce qui est, ne faire qu’un avec. À ce moment-là, le sens de l’expérience peut apparaître. Il y a une forme de connaissance oubliée dans la célébration, dans le remerciement.

S’agit-il de voir au-delà des circonstances ?

Oui, il s’agit de ne pas nous enfermer dans un seul niveau de réalité. Une crise, c’est à la fois une déchirure et une transparence qui nous permet un autre niveau de vision. C’est, par exemple, comme lorsque nous regardons un visage et que tout d’un coup nous voyons la présence de l’être qui vient à travers ce visage. Nous regardons un arbre et nous voyons l’énergie qui est en lui. C’est ce qui peut arriver dans la maladie. Parfois, cela fait tellement mal, mais à un moment nous ne sentons plus rien. Il y a un passage, une métamorphose, nous passons sur un autre plan de conscience. Tout cela, au cœur même de la douleur physique. Nous voyons le même processus avec la douleur psychique. Et tant que nous cherchons des explications, nous nous enfermons davantage. Gilbert Chesterton, un écrivain anglais, disait qu’un fou est quelqu’un qui a tout perdu sauf la raison. Il arrive un moment où tant que nous voulons avoir raison, tant que nous voulons expliquer les choses, cela nous rend fous, car nous n’y arrivons pas. En revanche, au moment où je deviens fou, où j’accepte de ne pas comprendre, je passe au-delà. Ce que je trouve alors, c’est du sens, qui est plus que de l’explication. Et ce sens ne sera peut-être pas celui que j’avais imagine et que mon espoir avait crée.

Les témoignages de personnes qui ont traversé des épreuves douloureuses et qui en arrivent à remercier leur souffrance sont toujours étonnants.

Oui, pour beaucoup, l’épreuve est un chemin initiatique. Pourtant, la question reste de savoir s’il est nécessaire de tant souffrir. Il y a assez de souffrance dans le monde, il ne faut pas en rajouter. Il faut tout faire pour souffrir moins. Mais quand la souffrance est là, quand la mort est là, que faire ? Il s’agit d’être un avec ce qui est. Heureusement, il y a aussi d’autres voies pour s’ouvrir à l’être. C’est là qu’il s’agit de développer d’autres méthodes d’initiation moins douloureuses que celle que nous impose autrement la vie. Parce que la vie va parler à chacun un langage qu’il comprend, un langage qui le met face à lui-même pour arrêter de se mentir, de se raconter des histoires. Pour les uns, c’est le langage de la nature, pour les autres, c’est le langage de l’accident ou de la maladie. Comme nous l’avons vu, il est alors possible de cultiver une ouverture par certaines méthodes contemplatives, comme la méditation, la prière, l’amour, la rencontre, l’accès à la présence de l’être. Nous apprenons alors à garder le fil. Du coup, lorsque nous sommes sur un lit d’hôpital ou au milieu d’un tsunami, il devient plus facile de garder la continuité du souffle auquel la conscience peut se mêler, de rester reliés à un point qui nous relie à l’être et qui ne peut être détruit.

N’a-t-il pas des moments où nous n’arrivons pas à traverser l’épreuve ?

Quand j’étais chez les dominicains et que j’accompagnais à la liturgie, j’ai vu une personne qui avait une sclérose en plaque.

Elle me dit qu’elle détestait sa mère, dont elle avait dû s’occuper toute sa vie et qui l’avait empêchée d’épouser l’homme qu’elle aimait. Toute une haine s’était accumulée dans son corps. Sa mère était maintenant décédée, mais cette personne continuait à être de plus en plus malade. Il me semblait qu’il y avait quelque chose de sa relation avec sa mère qu’elle n’arrivait pas à transformer. Je lui ai suggéré de pardonner à sa mère. Là, elle me dit : « Ça, certainement pas ! Ma haine, c’est ce qui me tient en vie, c’est ce qui me fait exister. Sans cette haine, je ne serais plus là ». Je me suis alors excusé en lui disant qu’effectivement j’étais peu conscient de ce que je lui demandais, que ce qu’elle avait vécu était sûrement impardonnable. Donc oui, parfois, il est très difficile d’accepter la métamorphose. Et puis, en cheminant encore un peu avec elle, je lui ai dit : « Si vous ne pouvez pas pardonner, est-ce que peut-être vous pouvez croire qu’il y a en vous plus grand que vous qui peut pardonner ? Vous êtes chrétienne, Vous venez à la liturgie, est-ce que vous pouvez croire que le Christ lui pardonne ? » J’ai vu en elle le combat que mes paroles ont généré. Est apparue, au point de vue énergétique et psychologique, une densité qui semblait faire son travail de l’intérieur. Pendant tout un temps, elle est restée avec ça. Et puis, à un moment, les larmes ont commencé à couler, à couler. Elle s’est levée de son siège – dans lequel elle était immobilisée depuis une dizaine d’années -, et elle s’est mise à marcher. C’est le miracle du pardon. Mais ce miracle n’a pu se faire que parce qu’elle a accepté qu’elle ne pouvait pas pardonner. Ce n’est pas le Moi qui pardonne, c’est le Soi, notre partie divine en quelque sorte. Le Moi ne traverse pas la crise, c’est le Soi qui apparaît. Là, le Moi peut lâcher. Les choses les plus ordinaires peuvent être un lieu d’épiphanie. Les plus petites choses sont souvent le support de cette transformation. Sinon, le risque est d’idolâtrer ces états non ordinaires de conscience. Il ne s’agit pas de rechercher l’ordinaire ni l’extraordinaire, mais de rechercher cette présence de l’être. Saint Augustin disait : «Vous vous étonnez parce que le Christ change l’eau en vin, mais la vigne fait cela tous les ans. » Nous avons souvent besoin de choses extraordinaires pour nous éveiller à cette conscience. et chaque instant est le moment favorable pour s’ouvrir à la présence.

Vous suggérez qu’il nous faut aimer nos échecs et nos crises, pouvez-vous nous en dire plus ?

L’amour, c’est ne faire qu’un avec ce qui est. Tout est occasion d’aimer, tout est occasion de conscience et d’amour.

Quelquefois, les épreuves sont là pour nous faire grandir en conscience et en amour. Et tout ce qui n’est pas accepté, aimé, n’est pas transformé. Je fais beaucoup de pèlerinages. Une fois, en allant à Saint-Jacques-de-Compostelle, je cheminais avec une femme qui venait de perdre son enfant. Elle avait beaucoup de mal à avancer. Elle disait : « Mon chagrin me retient en arrière, c’est trop lourd, je dois m’en débarrasser.» Puisque nous étions sur le chemin de Compo-stella, l’« étoile », je lui ai demandé si elle pouvait imaginer que la mort de son enfant, au lieu d’être un fardeau, faisait qu’il la précédait, qu’il était comme une étoile devant elle plutôt qu’un boulet derrière. Je me souviens de ce moment où elle m’a dit qu’effectivement son enfant pourrait être comme un guide, une lumière sur son chemin. Toute la question est donc : qu’est-ce que nous faisons de nos échecs P Un mur ou une porte P Avec la même maladie. Certains s’enferment dans leurs symptômes quand d’autres en font un passage. L’échec d’une forme d’amour n’est pas l’échec de l’amour. J’aime la parole de Jésus qui dit : « Soyez passant. » Nous sommes des pèlerins sur la terre, acceptons de ne pas nous arrêter sur un état ou un autre.

Est-ce que notre société assume son échec ?

Non, pas du tout, nous n’acceptons pas d’être mortels, nous n’acceptons pas l’autre dimension de la vie. L’apocalypse décrit bien ce processus : c’est le dragon, la volonté de puissance, de domination, d’appropriation. Et tout cela est lié au fait que nous n’assumons pas nos manques. Nous essayons de remplir nos vides avec des choses qui relèvent de l’espoir et non de l’espérance. Accepter d’être vide, c’est ouvrir une relation différente à l’autre, au monde. Nous pouvons alors percevoir les choses dans leur gratuité, voir qu’elles ne nous sont pas dues, mais données. En retour, nous pouvons comprendre que la seule chose qu’on ne pourra jamais nous enlever, c’est celle que nous avons donnée. Le don est le secret des crises. Ce que nous avons offert ne peut plus nous être retiré. Et, quelle que soit la tempête, il y a en nous la présence de l’être, de l’ouvert. Il s’agit d’invoquer cette présence. Et dès que nous avons refait le lien avec ce lieu de vérité, de pureté, il se fait un grand calme, même au cœur de la crise.

Tout est encore possible
manifeste pour un optimisme réaliste

éditions Solar INRESS
janvier 2016